« Vers 10 heures, le bombardement commence à augmenter pour aller crescendo jusqu’à la fin de l’après-midi. L’artillerie couvre de projectiles le flanc de la 295 […]. Le bombardement redouble d’intensité, à gauche sur la 304, en face sur le Mort-Homme. Pas un coin de terre de l’énorme butte qui ne soit remué pour la centième fois, et ses pentes apparaissent à la lunette déchiquetées d’effroyable façon. Chaque éclatement d’obus semble un hurlement de la terre éventrée. La côte en feu fume comme un cratère, crache des flammes et tressaille, agitée de soubresauts convulsifs. […] Dans le ravin, à gauche, c’est une débauche insensée de mitraille qui passe, vomie par plus de 300 pièces démuselées.
Des blessés, en file – ceux qui parviennent à marcher – fuient par les boyaux vers le poste de secours. D’autres sont emportés sur les brancards, cadavres atroces, au visage horrifié, aux yeux d’épouvante, agrandis dans la mort. Et cela dure des heures, jusqu’au déclenchement de l’attaque, dont ceci n’est encore que la préparation. […] Le Mort-Homme, un instant, flambe comme une fournaise, sous les jets de pétrole enflammé et des hommes courent sur ses flancs1. » Voilà Verdun raconté par un vicaire du diocèse d’Angers, l’abbé Giraudeau.
Le 7 juin, le fort de Vaux tombe mais, commente La Croix, « ce n’est qu’une position, le fort étant détruit » et, d’ailleurs, nous conservons une plus forte ligne de défense. Le 23, l’ouvrage de Thiaumont ainsi que celui de Damloup tombent à leur tour. La Croix relève avec satisfaction qu’en avril, notre aviation a abattu 31 avions allemands et n’en a perdu que 16, et qu’en mars, elle en avait abattu 35 pour 13 avions perdus seulement. Heureusement, la victoire navale du Jutland remportée par les Anglais vient aussi remonter le moral des lecteurs.
Des perspectives rassurantes
A la fin de juin, selon le Journal, le chancelier allemand Bethmann-Hollveg, aurait déclaré au Conseil secret de Berlin : « Notre situation est très mauvaise : si tout va bien, nous pouvons tenir encore quelques mois. Si le peuple accepte de se contenter de peu, nous pouvons aller jusqu’en mars 1917 ». Et, en première page de La Croix, le 30 juin, le général Bourelly, expert militaire du quotidien, estimait qu’après les pertes énormes subies par les Allemands à Verdun, ces derniers ne pouvaient plus faire appel qu’à 900 000 hommes environ. Grâce à leur dépression morale et à la crise alimentaire, le général fixait comme « terme extrême » à l’Allemagne la fin de 1916 ; les innombrables difficultés d’une campagne d’hiver étaient, pour eux, « insurmontables ». Et de conclure : « Nous sommes les maîtres de l’heure2 ».
Catholiques, anticléricaux et socialistes
Les activités anticléricales ne cessent pas. L’Humanité rappelle qu’après la guerre, la guerre des classes sera à l’ordre du jour alors que les catholiques aspirent à « l’harmonie des classes ». A la mi-juin, l’Humanité et La Lanterne excusent le voyage de trois socialistes français à la conférence internationale de Kienthal en le comparant, au grand scandale de La Croix, à celui du cardinal de Cabrières à Rome où, pour le Consistoire, il a rencontré le cardinal allemand Hartmann. Cependant, Louis Malvy, le ministre de l’Intérieur, interdit les conférences radicales et, dans une circulaire datée du 5 avril, le ministre de la guerre enjoint aux commandants de régions de ne pas hésiter à livrer à la justice ceux qui se livreraient à une campagne de calomnies contre certaines catégories de citoyens.
La Croix relève aussi, en première page, qu’Émile Combes, au conseil général de Charente-Inférieure, s’est exprimé en ces termes : « Est-il téméraire d’espérer qu’il restera, après la guerre, quelque chose de cette union ? » Il s’agit évidemment de l’Union sacrée et ces paroles étaient une bonne surprise pour le quotidien catholique. Mais il y eut plus étrange. Le quotidien catholique du 5 mai publiait, sans le commenter, un échange de lettres entre une religieuse de Gerbeviller et Émile Combes. Le journal avait obtenu ces lettres d’un ami voyageant dans cette région. Soeur Julie – on n’en saura pas plus – avait écrit, le 23 avril 1916, à Émile Combes : « La fervente prière de son humble servante [de Dieu] intercédera pour vous, en souvenir des bonnes paroles que vous lui avez adressées, le jour de Pâques 1916, au milieu des ruines et des tombes de Gerbéviller. »
Dès le 25 avril, Émile Combes lui répondait : « Peut-être vous exposerai-je de la sorte à la réprobation de quelques exaltés, qui ne me pardonneront pas d’avoir eu un moment d’accointance avec celui qu’ils regardent comme le père des sectaires. Vous vous consolerez en pensant que ce sectaire est simplement un libre penseur qui respecte les croyances sincères dans un esprit de sauvegarde pour la liberté individuelle. En tout cas, ce sectaire a été enchanté de rencontrer au milieu des ruines de Gerbéviller une religieuse qui s’est distinguée par son courage et son dévouement patriotique. Il lui a serré la main avec la plus grande cordialité. C’est avec la même cordialité que je vous exprime de nouveau, ma vénérée Soeur Julie, ma sincère et vive sympathie3. »
Cet échange est à rapprocher de l’amitié qu’Émile Combes entretint avec la princesse et carmélite Jeanne Bibesco4.
Une grave question pour les catholiques
Depuis de longs mois, La Croix attirait l’attention de ses lecteurs sur le projet de loi concernant les orphelins de guerre. Selon Maurice Barrès, 1 400 000 orphelins seraient concernés. Le projet initial prévoyait de faire passer les enfants sous le contrôle du ministère de l’Instruction publique, et, concrètement, du délégué préfectoral tant que l’orphelin serait mineur ; cela même s’ils ont leur mère ou une famille. En mai 1916, Jean Guiraud dénonçait la création d’associations intitulées « L’oeuvre des pupilles de l’école publique » pour attirer les orphelins et les pupilles de la nation vers l’école laïque par l’appât d’avantages. Il importait de ne rien voter contre la liberté des mères d’élever leurs enfants dans les convictions qui sont les leurs. Déjà, depuis 22 mois, un Comité de Secours national fonctionnait et une association, l’Adoption Familiale des orphelins de guerre, avait été créée pour apporter, de préférence aux familles de plus de trois enfants, une pension de 200 francs, transmise par l’intermédiaire du curé de la paroisse, à des familles chrétiennes.
Dans toute la France, une pétition, et même plusieurs pétitions, circulent et, au fil des mois, recueillent les signatures des femmes et veuves catholiques ; le sénateur catholique, Gustave de Lamarzelle, sénateur catholique du Morbihan, a déjà déposé à la fin mai, plus de 800 000 pétitions au Sénat. La Croix dénonce un projet de texte qui donne au « tuteur social » un droit de contrôle sur l’éducation des enfants, même pour ceux qui ont une famille ; il dénonce aussi les manœuvres auprès des familles pour leur faire signer des engagements qui conduiraient les enfants dans des établissements où la méthode d’éducation est « détestable »5. Quelques jours plus tard, Henri Joly avançait quelques idées, comme par exemple la réunion immédiate, après le décès du père, du conseil de famille.
Or, le ministre de l’Instruction publique, René Viviani, ravive le débat en déclarant : « Il y aura nécessité pour l’officier d’intervenir afin de lutter contre cet égoïsme [celui de la mère] qui se mêle quelquefois à cette tendresse complexe et indéfinissable que renferme le cœur d’une mère. » Du coup, La Croix publiait la lettre que, quelques jours avant sa mort soudaine, le cardinal Sevin avait adressée, à M. de Lamarzelle. Il y dénonçait la « tyrannie » que l’État voulait exercer sur les familles chrétiennes.
Quelques jours plus tard, c’était le cardinal Luçon qui écrivait : « Qu’on ne prétende pas imposer à tout le pays les utopies philosophiques et sociales de quelques politiciens et sectaires. […] Après Dieu, l’enfant appartient à ses parents. »
Le 23 juin, le projet de loi relatif aux orphelins de guerre était adopté au Sénat à l’unanimité des 254 votants. Un compromis avait été trouvé concernant le tuteur : la surveillance n’était pas totalement supprimée mais M. de Lamarzelle et toute la droite émirent le vœu que le texte adopté ne soit pas définitif et qu’il soit amélioré à la Chambre des députés. La liberté de l’enseignement serait respectée cependant qu’un amendement de la droite permettant aux boursiers d’être envoyés dans des établissements privés fut rejeté. La Croix concluait qu’un « pas énorme » avait été fait6.
Curieuse supplique adressée à Benoît XV
La Croix signale, le 18 avril, que le président du Jewish Committee de New York avait écrit au pape pour le supplier d’intervenir dans les pays belligérants – on ne sait lesquels – où les juifs sont persécutés. Le cardinal Gasparri répondait que le pape ne pouvait se prononcer sur les accusations mais rappelait les principes du droit naturel qui doit être observé « à l’égard des enfants d’Israël comme à l’égard de tous les hommes ». Or, quelques jours plus tard, le quotidien catholique reproduisait des extraits d’un article d’Édouard Drumont, dans la Libre Parole, qui rappelait l’intolérance dont les juifs avaient fait preuve, par exemple en obtenant du gouvernement américain tout un ensemble de « mesures d’ostracisme et d’oppression envers les catholiques ».
(à suivre)
1« Une attaque au Mort-Homme », La Croix, 27 juin 1916, qui reproduit une lettre publiée par la Semaine religieuse d’Angers.
2Général Bourelly, « La guerre se prolongera-t-elle au delà de 1916 ? », La Croix, 30 juin 1916.
3La Croix, 11 mai 1916.
4Jeanne Bibesco, Lettres à Émile Combes, Gallimard, 1994.
5Franc, « Pour les orphelins », La Croix, 10 mai 1916.
6« Séances historiques au Sénat sur les orphelins de guerre », La Croix, 27 juin 1916.