1916 : L’année de Verdun et La Croix

Le 24 novembre 1915, La Croix publie en première page un article du général Bourelly intitulé « Le déclin de la puissance allemande ». Il constate que le blocus anglais est l’élément qui a le plus contribué à ce déclin : l’action de la marine allemande a été paralysée et certaines matières premières manquent. De surcroît, les récoltes de cette année n’ont atteint que 60% de la normale et, à Berlin, le nombre de magasins fermés augmente sans cesse ; la pénurie alimentaire provoque des émeutes et les syndicats ouvriers pétitionnent : « Le peuple allemand demande à manger. » Au Reichstag, Philipp Scheidemann, un de leaders de la social-démocratie, déclare que son parti est favorable à la paix. Un peu plus tard, en décembre, dix mille hommes et femmes réclament du pain, la paix et chantent l’Internationale. Des rumeurs circulent : le gouvernement allemand tenterait, par l’intermédiaire de pays neutres, de sonder les pays de l’Entente. L’Osservatore romano doit opposer un démenti à certains journaux qui évoquent une action du Saint-Siège en vue de pousser l’Entente à accepter une paix allemande.

Au début de 1916, la situation semble en effet s’être aggravée en Allemagne. Les bons de pain ont été réduits et la troupe tire à Berlin et à Dresde sur des femmes qui manifestent ; le Journal des Débats fait état du témoignage d’un professeur hollandais vivant près de la frontière allemande : les désertions de soldats allemands se multiplient.

La France veut la guerre

Dans un discours prononcé, le 29 décembre 1915 devant le Sénat, le général Galliéni, ministre de la guerre, déclarait sous les applaudissement : « La France, il y a seize mois, voulait la paix ; aujourd’hui, elle veut la guerre, elle la veut de toute son énergie, elle y emploiera tous ses enfants. […] Et si, dans la rue ou dans un atelier, quelque individu mal inspiré vient à prononcer le mot « paix », il est aussitôt considéré comme un mauvais citoyen. » Le président Poincaré adressa une lettre du même ton aux officiers et soldats. Quant à Paul Claudel, il donne à La Croix un poème qui se termine par : « Est-ce qu’il y a un moyen de lâcher prise quand c’est Dieu lui-même que nous avons à défendre ?1 »

L’historien Ernest Daudet insistait dans La Croix, cet état d’esprit. Au début, l’Allemagne avait eu la conviction d’une guerre courte ; aujourd’hui, un peuple affamé crie : « La paix ! La paix ! », alors qu’en France, nous avons confiance en la victoire finale. Le commandement français a d’ailleurs renoncé aux attaques d’infanterie sur le front qui n’aboutissent qu’à des pertes en hommes : « Nous avons le temps d’attendre. » On compte sur l’usure des Allemands. Ces derniers ont considérablement ralenti leurs attaques entre décembre 1915 et janvier 1916. Un critique militaire anglais, le colonel Repington, évalue, dans le Times repris par La Croix, les pertes allemandes mensuelles : de 190 000 hommes en novembre, elles sont tombées à 66 000 en décembre et 36 000 en janvier. Au cours de cette période, la guerre se traduit surtout par des canonnades et des tentatives d’atteindre l’ennemi par des mines. Cependant, dans la nuit du 29 au 30 décembre, les zeppelins que l’on n’avait pas vu au-dessus de Paris depuis dix mois sont de retour et provoquent la mort de 25 personnes ; La Croix parle de « massacre des innocents ».

Le sacrifice de la noblesse française

Le quotidien catholique souligne le rôle de plusieurs grandes figures de la noblesse, morts au champ d’honneur. C’est le cas de Jean d’Anglade, issu d’une famille de Guyenne qui avait compté de nombreuses victimes pendant la Révolution française. A 18 ans, il obtient de ses parents l’autorisation de s’engager. C’est un catholique déclaré et intransigeant, fidèle à la communion fréquente. Cet intrépide écrivait : « Je ne connais rien de plus enivrant que ces charges au grand jour, tête haute, poitrine en avant. Voilà qui est bien français. » Blessé le 22 juin, il subit deux amputations et meurt en septembre2.

Avec la mort du duc de Rohan, La Croix se fait dithyrambique. Celui qui a abandonné son féérique château de Rohan, sa couronne ducale3, pour entrer dans l’infanterie et conduire ses paysans, fut d’abord blessé à Verdun ; mais c’est dans la Somme qu’il meurt, le 15 juillet 1916, des suites d’une grave blessure. A 37 ans, beau, élégant, il était, selon La Croix, « le type parfait de l’homme complet, l’athlète harmonieux qu’on peut couler tout vivant dans une statue de marbre4. »

Des Annamites au front ?

Le 6 janvier 1916, le quotidien catholique publiait, dans ses pages intérieures, un article au sujet de la proposition de loi déposée par trois députés visant à recruter une armée d’Annamites. L’auteur, Pierre Ngay se demandait si cette proposition était « ignorante ou criminelle ». On pouvait envoyer des Annamites à Djibouti ou en métropole comme ouvriers mais ils étaient, tranchait-il, inaptes à la grande guerre. Agiles et ingénieux, certes, ils ne pourraient pas porter de lourds sacs à dos ni s’acclimater à notre climat froid. L’article était censuré quasiment pour moitié5 mais sa conclusion était claire : « Votre projet est fou. »

Des prêtres « embusqués » (LHumanité) ?

Dès le début de janvier 1916, des socialistes et des radicaux veulent que soit abolie la loi de juillet 1889 stipulant que les ecclésiastiques seraient mobilisés, en cas de guerre, non comme combattants, mais dans les cadres du service de santé, comme brancardiers ou infirmiers. De fait, grâce à cette loi, 12 580 prêtres remplissaient cette mission. Avec la loi de Séparation de 1905, les plus jeunes prêtres et religieux sont, pour leur part, envoyés dans les unités de combat. La Croix reproduisait un article très complet du Pèlerin qui répondait aux attaques contre les ecclésiastiques soi-disants embusqués6. Au 31 décembre 1915, 1 165 étaient morts au champ d’honneur, 1 161 avaient été décorés (Légion d’honneur, croix de guerre ou citation à l’ordre du jour de l’armée). La moitié des ecclésiastiques sanitaires allaient chercher les blessés dans les tranchées ou étaient dans les ambulances ; l’autre moitié était à l’arrière où ils se dévouaient sans compter et risquaient d’être atteints par des maladies contagieuses. Et il y avait encore 12 000 prêtres et religieux présents sur la ligne de feu : 300 aumôniers, des brancardiers, des officiers qui font campagne comme les autres. S’il y avait plus d’instituteurs que de prêtres, cela tenait à un corps d’instituteurs beaucoup plus nombreux et surtout plus jeune puisqu’ils prenaient leur retraite après 25 ans de service. Enfin, il ne fallait pas oublier que des milliers d’instituteurs étaient – très normalement d’ailleurs – affectés à des tâches administratives.

La Petite Gironde ayant demandé à nouveau que les instituteurs soient renvoyés dans leurs foyers, le quotidien catholique demande qu’il en soit de même pour les curés, aussi indispensables. Et d’interroger sur tous les députés qui pourraient être au front mais préfèrent rester à Paris et harceler le ministre de la guerre. Le quotidien n’hésite pas à traiter de « malfaiteur » le sénateur Debierre, Vénérable des Loges, qui s’attaque aux prêtres des services sanitaires. La Croix reproduit aussi deux articles ; le premier est celui de Maurice Barrès qui, dans l’Écho de Paris, proposait de donner un droit de vote aux veuves, sinon à leurs pères, à défaut à leurs mères, pour que, après la guerre, les morts puissent voter7. Le deuxième provient de Charles Maurras qui, dans l’Action française, rappelait que les fondateurs de l’Humanité étaient douze juifs8. Enfin, après une rumeur infâme, le tribunal correctionnel de Limoges condamnait le Populaire du Centre à insérer dans ses pages l’intégralité d’une lettre de l’évêque.

L’offensive allemande à Verdun

Selon le sénateur Henri Bérenger, après une période d’immobilité, il fallait s’attendre à une ou des « tentatives exceptionnelles » qui, selon les chefs militaires français, pourraient se produire dans la mer du Nord, la vallée du Pô et les Alpes9. Ce fut Verdun et le commandement français ne s’y attendait pas. Le 22 février, La Croix publiait, en page 2, un très court article du Temps intitulé « Une attaque contre Verdun ? » Le Temps estimait d’ailleurs que, dans la ligne de front, Verdun était « un point plus solide encore que les autres par le nombre de soldats, par l’armement, par les hauteurs qui l’entourent. […] Si vraiment les Allemands ont choisi ce point pour frapper leur grand coup, ils peuvent être certains d’être vigoureusement reçus. » Deux jours plus tard, la publication d’une carte en première page soulignait l’importance de l’attaque militaire désormais déclenchée autour de Verdun. Dans les jours qui suivent, les lecteurs pouvaient réaliser l’importance de cette bataille : plus de 2 000 pièces d’artillerie allemandes abattaient un ouragan de feu, du jamais vu, même en Champagne. Les Allemands engageaient sept corps d’armée, soit un demi million d’hommes.

(à suivre)

1Paul Claudel, « Si pourtant… », La Croix, 12 décembre 1915.

2La Croix, 1er octobre 1915.

3Le duc de Rohan fut aussi député du Morbihan à partir de 1914 ; à ce titre, il aurait pu échapper au front comme le firent de nombreux députés.

4« Le duc de Rohan meurt au champ d’honneur », La Croix, 18 juillet 1916.

5A de multiples reprises, des articles de La Croix furent censurés. Franc rapport, après la guerre, que la censure a caviardé près de 20 000 lignes et même saisi plusieurs numéros.

6Le Pèlerin, « Les prêtres sont-ils à l’abri du danger ? », La Croix, 21 janvier 1916.

7Maurice Barrès, « Le suffrage des morts », La Croix, 16 février 1916.

8Ajoutons que La Croix du 28 décembre cite la Libre Parole qui met en cause les Rothschild pour des affaires conclues avec les Allemands. Retour aux vieux réflexes antisémites.

9Henri Berenger, « Jusqu’où ira la guerre ? », dans Paris-Midi, cité par La Croix, 13 février 1916.

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