Jean Meslier est né en 1664, dans un village des Ardennes ; son père est un marchand sachant lire et écrire. Jean se révélant un bon élève, ses parents le poussent à devenir ecclésiastique pour avoir une vie plus facile. Il entre à vingt ans au séminaire de Reims et est ordonné prêtre quatre ans plus tard. En 1689, le voilà nommé curé d’Étrépigny, un village de 150 habitants environ ; il doit desservir aussi la paroisse voisine de Balaives. Meslier ne quitta plus ces deux paroisses jusqu’à sa mort en 1729, à 65 ans1.
Au séminaire, il ne se mêle pas aux autres, observe les dépenses somptuaires et les abus, d’autant plus aisément que son archevêque est un très puissant personnage. Mgr Charles-Maurice Le Tellier, fils de Michel Le Tellier, ministre de Louis XIV et frère du célèbre Louvois, jouit très tôt des revenus de plusieurs abbayes avant d’être nommé archevêque-duc de Reims à 27 ans et Maître de la chapelle du Roi.
Meslier vit dans une région particulièrement pauvre. Au cours des guerres successives, les troupes ont pillé les villages et, de surcroît, la période allant de 1687 à 1710 est une époque d’hivers longs et très froids suivis d’étés torrides et secs ou de saisons anormalement pluvieuses. Ces changements climatiques affectent gravement les récoltes, provoquent des disettes et des famines ainsi que des épidémies de typhus ou de variole.
Dans le diocèse de Reims, le jansénisme est influent et le protestantisme est aussi bien implanté. Au séminaire de Reims, les thèses jansénistes étaient enseignées, plusieurs abbayes étaient des foyers jansénistes ardents, en particulier l’abbaye de Mouzon. Meslier était bien placé pour s’alimenter en livres suspects ou interdit venant de Hollande : Mouzon est à une vingtaine de kms et l’imprimerie protestante de Sedan, à une douzaine de kms, continua de fonctionner jusqu’à la Révocation de l’édit de Nantes en 1685. Meslier assista alors, à une cruelle chasse aux hérétiques. On ne sait ce que notre curé pensait que par ses écrits ultérieurs.
A Trépigny, Meslier vit très modestement, mais mieux que ses paroissiens, avec un revenu de 600 livres constitué de dîmes et, pour moitié par le casuel, taxe perçue lors des baptêmes, mariages et enterrements. Le presbytère a quatre pièces de plain pied, avec deux fenêtres donnant sur le jardin et deux autres ouvrant sur le chemin du château. Une maison modeste où il vit avec une jeune servante, qu’il présente comme sa cousine.
Le curé Meslier et ses évêques
Lors de la visite canonique de Mgr Le Tellier, en 1696, celui-ci constatait que « Mr le Curé instruit fort régulièrement les prônes et les catéchismes », que les fonts baptismaux et les registres sont bien tenus, que le presbytère est en bon ordre et que le curé a la Bible et « d’autres bons livres » mais qu’il a pour le servir une cousine germaine âgée de 23 ans. La critique de l’évêque porta sur ce dernier point et il ordonna à Meslier de renvoyer la jeune fille. Ce que ne fit pas le curé.
Tout changea avec Mgr François de Mailly qui succéda à Mgr Le Tellier en 1710. Le nouvel archevêque s’attaqua au jansénisme admis par son prédécesseur et se trouva vite en conflit avec son clergé. Meslier n’échappa pas aux foudres de son ordinaire. Lors de la visite canonique du 18 juin 1716, rien n’allait plus. Le curé était « ignorant, présomptueux, très entêté, opiniâtre, homme de bien [ce qui veut dire vertueux], négligeant à l’église » ; de surcroît, il a « un extérieur fort dévot et janséniste » : qualificatif particulièrement péjoratif depuis la bulle Unigenitus de 1713 qui dénonçait le jansénisme ! Il n’a pas renvoyé sa cousine de 18 ans, cette fois. L’église est en mauvais état et mal tenue : aucune étoffe dans le tabernacle, le ciboire trop petit et point de dais pour porter le St-Sacrement !
Mais on en vient enfin à ce qui a sans doute provoqué cette visite de l’évêque : le curé « avait parlé plusieurs fois aux prônes contre la noblesse et le seigneur [du lieu]. Le seigneur en porta sa plainte à M. l’Archevêque qui fit la correction au Curé. L’après-demain dimanche le curé parla encore plus mal, à son prône, contre les Seigneurs et les Grands du monde ». Le gentilhomme se plaignit de nouveau et l’Archevêque demanda à Meslier d’écrire ce qu’il avait dit… qui était « encore plus fort que ce que le seigneur avait mis dans sa requête ». Meslier fut donc condamné à une retraite d’un mois au séminaire de Reims.
Un Mémoire et une lettre pour ses amis curés
Meslier s’était pourtant toujours retenu d’exprimer publiquement ce qu’il pensait. Comment l’aurait-il pu dans une France où l’on infligeait tant de sévices pour déviance et jusqu’au supplice de la roue ? Mais il écrivit secrètement un Mémoire extraordinaire de 354 feuillets ; il en déposa trois exemplaires manuscrits au greffe de la justice, sans doute à Sainte-Ménéhould et un quatrième chez un notaire et avocat de Mézières. Cinq ans après sa mort, son Mémoire faisait partie de la littérature clandestine diffusée par les colporteurs ; il fut lu par les écrivains des Lumières, édité intégralement en trois volumes en 1864 et réédité en 1970-1972.
Minutieux, Jean Meslier avait préparé aussi une lettre que les curés de son voisinage puissent lire après sa mort. On sait qu’il mourut au début de l’été 1729, sans savoir la date exacte. Quelle ne fut pas la surprise de ses confrères quand ils lurent sa lettre d’adieu ! Meslier leur affirmait que « toutes les religions du monde ne sont que des inventions humaines », que les peuples « gémissent comme vous le voyez tous les jours sous le poids insupportable de la tyrannie et des vaines superstitions ». Il assignait donc à ses confrères curés une tâche : « instruire les peuples […] dans la science de la vérité et de la justice, et dans la science de toutes sortes de vertus et de bonnes mœurs ; vous êtes tous payés pour cela ». Et de les inciter à se délivrer et à délivrer les peuples de « tout esclavage » et de « la tyrannie des grands ».
On ne sait ce que ces curés ont fait du corps de Meslier : son décès n’est enregistré nulle part. Peut-être a-t-il été enterré discrètement dans son jardin.
Un document révolutionnaire : le Mémoire du curé Meslier
Une première partie critique la religion en 37 chapitres, 5 preuves et 145 feuillets. Tout y passe : écritures saintes falsifiées, contradictoires. Erreur de sa doctrine touchant la Trinité, l’incarnation de Dieu, « idolâtrie des Dieux de pâte et de farine dans leur prétendu saint sacrement ». Meslier relevait les trois erreurs de la morale chrétienne : d’abord, la recherche des douleurs et des souffrances, ensuite la condamnation des « pensées, les désirs et les affections de la chair qui sont les plus naturelles et les plus convenables », enfin la recommandation de certaines maximes qui tendent « à favoriser les méchants et à faire opprimer les bons et les faibles ».
La deuxième partie est sociale. En 18 chapitres et 35 feuillets, Meslier dénonce la religion chrétienne qui autorise abus, vexations injustes et tyrannie des grands. Pourtant, « tous les hommes sont égaux par la nature, ils ont tous également le droit […] d’y jouir de leur liberté naturelle et d’avoir part aux biens de la terre en travaillant utilement les uns et les autres ». Certes, la vie en société suppose quelque subordination mais elle doit être « juste et bien proportionnée ». Il qualifie les nobles de « vermines » car ils vivent du travail des autres. Ces « riches fainéants » ne sont d’aucune utilité tout comme « une quantité prodigieuse d’ecclésiastiques et de prêtres inutiles tant séculiers que réguliers comme sont quantité de messieurs les abbés, de messieurs les prieurs et de messieurs les chanoines » et quantité de moines et moinesses. En revanche, les évêques, curés et vicaires ne sont pas tout à fait inutiles puisqu’ils enseignent les bonnes mœurs et les vertus morales, les sciences et les arts. Mais « tous ces pieux et ridicules mascarades de moines et de moinesses […], de quelle utilité sont-ils dans le monde ? […] Les peuples n’ont que faire de nourrir si grassement tant de gens pour ne faire que chanter et psalmodier dans les temples ! »
Meslier propose donc que tous, dans un même village, travaillent en commun pour jouir également en commun des biens de la terre. Tous pourraient vivre paisiblement, être bien vêtus, bien logés et chauffés.
Il en arrive à une troisième partie philosophique, composée de 37 chapitres et 151 feuillets, toute consacrée à contester l’existence d’un Dieu. Pour lui, c’est là la racine du mal : « Tous ces abus-là […] ne sont fondés que sur la croyance qu’il y a un Etre suprême tout puissant ; […] et que les princes et les rois de la terre prétendent encore aussi fonder leur puissance et leur autorité sur celle d’un Dieu tout puissant par la grâce duquel ils se disent établis pour gouverner. […] Il faut maintenant prouver […] que les hommes se trompent en cela ».
Meslier s’affirme clairement matérialiste : « L’être ou la matière qui ne sont qu’une même chose, ne peut avoir que de lui-même son existence et son mouvement ».
« Toutes les choses naturelles se forment et se façonnent elles-mêmes par le mouvement et concours des différentes parties de la matière qui se joignent, qui s’unissent et qui se modifient diversement dans tous les corps qu’elles composent ».
Dans sa conclusion, Meslier a des accents lyriques pour s’adresser aux hommes accoutumés à l’esclavage : « Je voudrais pouvoir faire entendre ma voix d’un bout du royaume à l’autre, ou plutôt d’une extrémité de la terre à l’autre ; je crierais de toutes mes forces : Vous êtes fous, ô hommes, vous êtes fous de vous laisser conduire de la sorte et de croire si aveuglément tant de sottises. Je leur ferais entendre qu’ils sont dans l’erreur et que ceux qui les gouvernent les abusent et leur en imposent. Je leur découvrirais ce détestable mystère d’iniquité qui les rend partout si misérables et si malheureux et qui fera infailliblement, dans les siècles à venir, la honte et l’opprobre de nos jours. Je leur reprocherais leur folie et leur sottise de croire et d’ajouter si aveuglément foi à tant d’erreurs, à tant d’illusions, à tant de si ridicules et grossières impostures. Je leur reprocherais leur lâcheté de laisser vivre si longtemps de si détestables tyrans et de ne point secouer le joug si odieux de leurs tyranniques gouvernements et de leurs tyranniques dominations ».
Le petit curé d’Étrépigny qui a été obligé de jouer toute sa vie la comédie du bon prêtre et du sujet docile de Sa Majesté a vu clairement que « la religion et la politique s’unissent de concert pour vous tenir toujours captifs ». Si bien que, dès l’introduction, il énonçait ce programme vraiment révolutionnaire :
« Que tous les grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec les boyaux des prêtres ».