La doctrine catholique peut-elle changer ? (suite)

Après l’examen du Credo qui se prête aisément à une comparaison entre les deux catéchismes, ceux de 1906 et de 1992, il est moins aisé de poursuivre ce travail dans les trois parties qui, d’ailleurs, ne sont pas ordonnées de manière identique. En 1992, les sacrements constituent la deuxième partie du catéchisme alors qu’en 1906, ils ne venaient qu’en quatrième partie après la prière et les commandements de Dieu. Cette fois, je n’examinerai que certains points sensibles.

La grâce et le péché

Les définitions de la grâce ne sont guère différentes mais le catéchisme de 1906 cède à la manie de la subdivision. Ainsi, il distingue des catégories : « grâce sanctifiante », elle-même divisée en « grâce première » (« l’âme passe de l’état de péché morte à l’état de justice ») et « grâce seconde » (qui « est un accroissement de la grâce première »), « grâce actuelle » (qui est « un don surnaturelle qui illumine notre esprit, meut et fortifie notre volonté, pour que nous fassions le bien et évitions le mal »). Mais on n’oubliera pas non plus la « grâce sacramentelle [qui] consiste dans le droit qu’on acquiert en recevant un sacrement quelconque, d’avoir, en temps opportun, les grâces actuelles nécessaires pour remplir les obligations qui dérivent du sacrement reçu ».

Le péché est défini en 1992 comme « toute offense à Dieu, rupture de la communion avec Lui. Il porte en même temps atteinte à la communion avec l’Église » (n°1440 et 1850) ; et de rappeler que la distinction entre péché mortel et péché véniel s’est imposée dans la tradition de l’Église, faute, apparemment, de pouvoir se référer à des textes du magistère ! Il n’empêche que le pénitent a l’obligation d’« énumérer tous les péchés mortels » dont il a conscience. Il précise les trois conditions pour qu’un péché soit mortel : 1° s’il a pour objet une matière grave, comme les dix commandements (tout en précisant que « la violence exercée contre les parents est de soi plus grave qu’envers un étranger ») ; 2° s’il est commis en pleine conscience et entier consentement ; 3° s’il est de propos délibéré. Il incite à une confession régulière des péchés véniels pour obtenir « le don de la miséricorde du Père ».

En 1906, le sens du péché semble si bien établi qu’il n’est pas nécessaire de le définir mais, au sein des réponses concernant le sacrement de pénitence, à trois reprises, l’expression « offense » à Dieu le caractérise, entraînant « des châtiments mérités en cette vie ou en l’autre ». Quant à celui qui garde « même un seul péché mortel, il reste l’ennemi de Dieu » et perd son « titre d’enfant de Dieu et le droit au céleste héritage ». Les deux catéchismes évoquent la « contrition imparfaite » qui naît de la crainte de la damnation éternelle. Mais en 1906, une question porte sur « les péchés dont on dit qu’ils crient vengeance devant la face de Dieu ? » et en énumère quatre : l’homicide, « le péché impur contre l’ordre de la nature », l’oppression des pauvres et le refus du salaire aux ouvriers.

Enfin, le catéchisme de 1906 approuve le confesseur qui diffère ou refuse l’absolution – « pour ne pas le profaner » – dans six cas : 1° le pénitent qui néglige de s’instruire des principaux points de la doctrine ; 2° ceux qui ne donnent pas des signes de douleur et de repentir ; 3° ceux qui ne veulent pas restituer le bien d’autrui qu’ils ont pris ; 4° ceux qui ne pardonnent pas du fond du coeur à leurs ennemis ; 5° « ceux qui ne veulent pas employer les moyens nécessaires pour se corriger de leurs mauvaises habitudes » ; 6° « ceux qui ne veulent pas fuir les occasions prochaines de péché ». En 1992, la désaffection à l’égard du sacrement de la pénitence ne permet sans doute plus une telle rigueur.

Viennent ensuite, dans les deux catéchismes, les indulgences. En 1992, Jean-Paul II se réfère à quatre reprises au texte le plus récent du magistère à ce sujet : la constitution apostolique Indulgentiarum doctrina (1er janvier 1967) de Paul VI. Et d’expliquer que le pardon du péché entraîne la remise des peines éternelles, mais ne dispense pas de « la peine temporelle due pour le péché » ; la « purification » pouvant se faire « soit ici-bas, soit après la mort, dans l’état qu’on appelle Purgatoire » (n° 1472). Or, l’Église, « en vertu de son pouvoir de lier et de délier qui lui a été accordé par le Christ Jésus » peut remettre des peines temporelles (n° 1478) ; ce sont les indulgences qui peuvent s’appliquer aux vivants ou aux défunts et qui peuvent être plénières ou partielles. Le catéchisme de 1906 disait exactement la même chose. Le catéchisme de 1992 croit seulement nécessaire d’expliquer qu’il ne faut pas voir dans ces deux peines « une espèce de vengeance infligée par Dieu de l’extérieur, mais bien comme découlant de la nature même du péché ». Ainsi, l’Église catholique, engagée dans le dialogue avec les protestants, ne fait aucune concession aux « frères dans le Seigneur ». Le catéchisme se réfère seulement, dans son commentaire du Credo, à deux textes conciliaires, la Constitution sur l’Église et le décret sur l’oecuménisme, pour reconnaître que « beaucoup d’éléments de sanctification et de vérité » existent en dehors des limites visibles de l’Église catholique. Jean-Paul II ne s’avance pas d’un pouce au-delà de ce que Vatican II avait proclamé.

Je ne commenterai pas un à un les commandements. Dégageons seulement les avancées entre les deux catéchismes.

Premier commandement (Tu aimeras le Seigneur ton Dieu) et la liberté religieuse. Le catéchisme de Jean-Paul II cite la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse (décembre 1965) pour affirme que « nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ». Pourtant, le catéchisme formule des réserves : « des circonstances particulières » peuvent aboutir à une reconnaissance civile pour une société religieuse donnée, selon les termes de la Déclaration conciliaire. Mais, en se référant à Léon XIII et Pie XII, il est rappelé que le droit à la liberté religieuse n’est ni une permission d’adhérer à l’erreur ni un « droit supposé à l’erreur ». Ce n’est pas tout : s’appuyant sur un bref de Pie VI en 1791 et un passage de l’horrible encyclique Quanta cura (décembre 1864), le catéchisme affirme que le droit à la liberté religieuse ne peut être « illimité » ! On cherchera en vain, dans la déclaration conciliaire, une référence à ces deux papes, Pie VI et Pie IX, ennemis de la liberté. Mais, pour Jean-Paul II, il ne peut être question, ne serait-ce que par le silence, de renier un de ses prédécesseurs.

Quatrième commandement (Honore ton père et ta mère), « un des fondements de la doctrine sociale de l’Église ». Partant de la famille, les deux catéchismes en arrivent à la société civile voulue par Dieu et à l’obéissance aux lois dès lors qu’elles ne s’opposent pas à la loi de Dieu. Cependant, le commentaire de 1992 va plus loin et renvoie, d’entrée de jeu, à la doctrine sociale de l’Église, sans précision d’ailleurs. C’est là une véritable nouveauté introduite dans l’acte le plus solennel du pontificat de Jean-Paul II.

Cinquième commandement (Tu ne tueras point) et la peine de mort. Comme en 1906, le catéchisme de 1992 reconnaît la légitime défense et reprend la condamnation du suicide ; la condamnation de l’avortement et l’euthanasie sont inclus en se fondant sur l’Instruction Donum vitae (1987). La peine de mort est admise parce que « l’enseignement traditionnel de l’Église a reconnu » ce droit à l’autorité publique légitime « pour des cas d’une extrême gravité ». Or, en janvier 1999, en arrivant à Saint-Louis, aux États-Unis, le pape polonais demandait l’abolition de la peine de mort ! Il est vrai que, dans la version dite définitive (?) de 1997, le catéchisme écrit cette fois : « Aujourd’hui, en effet, étant données les possibilités dont l’État dispose pour réprimer efficacement le crime en rendant incapable de nuire celui qui l’a commis, sans lui enlever définitivement la possibilité de se repentir, les cas d’absolue nécessité de supprimer le coupable « sont désormais assez rares, sinon même pratiquement inexistants » (Evangelium vitae, n°56) ». Ainsi, l’encyclique Evangelium vitae (mars 1995) de Jean-Paul II sert de référence au même pape pour, en moins de dix ans, modifier un document censé exprimer la doctrine immuable de l’Église !

Sixième commandement (Tu ne commettras pas d’adultère) ou l’obsession d’un pape. En 1906, les sixième commandement et neuvième commandements sont commentés ensemble et le sixième est traduit par « Tu ne commettras pas d’impureté ». Certes, l’impureté est « un péché très grave et abominable devant Dieu et devant les hommes ; il avilit l’homme à la condition des animaux sans raison, l’entraîne à beaucoup d’autres péchés et de vices, et provoque les plus terribles châtiments en cette vie et dans l’autre ». Dramatisation, certes, mais une page seulement, sans précisions sur ces terribles péchés. Il est seulement recommander de prier Dieu et la Vierge Marie, Mère de la pureté, ainsi que de « fuir l’oisiveté, les mauvaises compagnies, l’intempérance, d’éviter les images indécentes, les spectacles licencieux, les conversations dangereuses et toutes les autres occasions de péché ».

En revanche, le catéchisme de Jean-Paul II consacre une douzaine de pages à mettre, si j’ose dire, les points sur les i, et à énoncer toutes offenses à la chasteté. Tout y passage : masturbation, « acte intrinsèquement et gravement désordonné », fornication, pornographie, prostitution, viol, homosexualité, contraception, adultère, polygamie, divorce, inceste, union libre. Si de nombreux textes bibliques, et de la Constitution conciliaire Gaudium et spes viennent légitimer les interdits, ils est frappant de constater que nombre de références sont récentes : une contre la contraception provient de l’encyclique de Pie XI sur le mariage (1930), une autre de Pie XII et les autres des pontificats de Paul VI et Jean-Paul II. Je relève cinq références à Humanae vitae, trois à Persona Humana (1976). Mais quinze autres références proviennent de documents du pontificat de Jean-Paul II, dont huit à l’exhortation apostolique Familiaris consortio (1981) et cinq à l’Instruction Donum vitae (1987). Encore une fois, le pape s’appuie sur ses propres documents pour préciser la doctrine de l’Église.

On remarquera que, dans cette énumération des « offenses à la chasteté », ne figure nullement la pédophilie. Il faut dire que, jusqu’aux années soixante au moins, l’Église n’a guère distingué l’homosexualité de la pédophilie. Et, dès lors que l’on juge les actes homosexuels comme des « actes intrinsèquement désordonnés » et « contraires à la loi naturelle », que dire de plus pour les actes de pédophilie ? Pourtant, les auteurs d’un catéchisme, préparé entre la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix du XXe siècle connaissaient parfaitement l’ampleur du scandale provoqué par les prêtres pédophiles. Le silence du catéchisme en dit long.

Septième commandement (Tu ne voleras pas) ou la justice sociale. Le commentaire en 1906 est des plus élémentaires : il « ordonne de respecter le bien d’autrui, de donner le juste salaire aux ouvriers, et d’observer la justice en tout ce qui concerne la propriété d’autrui ». Le catéchisme admet seulement qu’il n’y aurait pas péché « si quelqu’un était dans l’extrême nécessité, pourvu qu’il prît ce qui est strictement nécessaire pour subvenir à son besoin urgent et extrême ». En 1992, le catéchisme insiste deux principes : « la donation originelle de la terre à l’ensemble de l’humanité » et le droit à la propriété privée, avant de développer, cette fois longuement, la doctrine sociale de l’Église (n°2419-2425) en s’appuyant essentiellement sur deux encycliques de Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis (1987) et Centissimus annus (1991). On comprend aisément qu’en 1906, soit quinze ans seulement après la publication de Rerum novarum, la grande encyclique de Léon XIII, la dimension sociale de l’enseignement catholique n’était guère assimilée. Le catéchisme de 1992 introduit des concepts nouveaux comme la justice et la solidarité entre les nations ainsi que « un respect religieux de l’intégrité de la création » qui inclut les animaux, « créatures de Dieu » (n°2416).

Le catéchisme de 1992 a fait l’objet d’une élaboration sur sept ans. Primitivement destiné aux évêques, il a connu un immense succès et nous permet de connaître les textes par lesquels l’Église légitime aujourd’hui ses dogmes, ses exigences et ses interdits. Or, indépendamment de la masse des références bibliques – dont l’interprétation pourrait, pour certaines d’ailleurs, être contestée –, on est frappé par le nombre élevé des références récentes : très peu de références aux conciles avant Vatican II sauf au concile de Trente ; de même, fort peu de références aux documents pontificaux avant Pie XII et Paul VI mais surtout Jean-Paul II. Si certains commentaires du catéchisme s’expliquent par des possibilités scientifiques nouvelles qui s’ouvrent aux hommes, comme la procréation médicalement assistée ou par la dégradation de la création, d’autres présentent des affirmations nouvelles et même des dogmes comme ceux qui concernent la Vierge Marie : l’Immaculée conception (1851) et l’Assomption (1950).

Le catéchisme de Jean-Paul II démontre que l’Église procède par addition de textes, jamais par soustraction. Elle prétend qu’il ne s’agit pas de nouveautés mais que l’histoire permet d’approfondir une doctrine déjà contenue dans la Bible. C’est ainsi que le catéchisme écrit au sujet du dogme de l’Immaculée conception, qu’« au long des siècles l’Église a pris conscience que Marie […] avait été rachetée dès sa conception » (n°491) ; pour l’Assomption, le catéchisme s’appuie sur un texte de la liturgie byzantine. Jean-Paul II introduit l’écologie avec une référence à l’encyclique Centissimus annus, frayant ainsi le passage aux encycliques du pape François. Il introduit aussi la doctrine sociale de l’Église dans le catéchisme en la légitimant, en dehors de références à la Bible et à Gaudium et spes, par 29 passages provenant de ses trois grandes encycliques sociales, mais sans référence à Rerum novarum !

Comment expliquer la perception de « l’Ancienne Alliance » et de l’Israël biblique dans ce même catéchisme sinon par un changement radical d’orientation voulu par Jean-Paul II ? Rappelons que jusqu’au début des années soixante dominait la théologie de la substitution (la « Nouvelle Alliance » se substituant à l’ancienne avec le peuple juif), qu’aucun texte de Père de l’Église ne pouvait appuyer cette nouvelle théologie en faveur de « l’Ancienne Alliance ». Quant à la Déclaration conciliaire sur les religions non-chrétiennes, Nostra Aetate (1965), elle corrigeaitcertes enfin, la judéophobie catholique et rappelait le lien avec le peuple juif mais ne dessinait nullement les développements théologiques ultérieurs.

En revanche, Jean-Paul II ne poursuit pas l’ouverture de Vatican II qui avait introduit la notion de « Peuple de Dieu ». On le retrouve, certes, dans le catéchisme mais enfermé dans le discours sur la composition hiérarchique de l’Église. L’élan conciliaire est ici brisé. Ainsi, le pape polonais puise dans les textes conciliaires, fait le tri qui lui convient.

Non, le catéchisme de 1992 ne supprime rien de la vieille doctrine. Oui, il y ajoute du nouveau et, comme le jésuite Paul Valadier l’avait remarqué à l’époque, toutes les affirmations sont mises sur le même plan sans hiérarchiser les vérités comme l’avait fait Vatican II.


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