On parle beaucoup, ces temps-ci, des armes chimiques, qui, comme l’a dit le président Obama dans son discours du 10 septembre à la nation, peuvent « tuer à une échelle massive, sans distinguer le soldat du nourrisson. » Cet argument est d’ailleurs maladroit puisque, depuis la seconde Guerre mondiale, les bombardements des villes – des Américains comme des Allemands – n’ont pas distingué les civils des militaires. Cependant, l’élimination de ces armes en Syrie comme à l’échelle de la planète est plus que souhaitable.
Dès la première Guerre mondiale, en 1915, l’armée allemande utilisa à Ypres des bouteilles libérant du chlore qui, porté par le vent, atteignit les soldats français et anglais. Les Français répliquèrent et l’usage des gaz toxiques ne fit que se développer. L’horreur suscitée par cette nouvelle « technique » de guerre explique que, dans le traité de Versailles signé en 1919 avec l’Allemagne, l’emploi de ces gaz asphyxiants fut interdit. Curieusement, l’interdiction était limitée à l’usage et non à la production. Il n’empêche que Mussolini utilisa ces « armes » en Ethiopie. Dans son discours du 10 septembre, Obama évoqua l’utilisation des gaz par les nazis pour commettre l’Holocauste mais « oublia » leur usage intensif pendant la guerre américaine menée au Vietnam.
Au Vietnam, l’« Agent Orange »
Ce nom désigne un mélange de deux molécules herbicides, produit principalement par les firmes Monsanto et Dow Chimicals, destiné primitivement à l’agriculture et considéré donc comme non toxique. Cependant au Vietnam, il sera surdosé treize fois pour défolier les forêts, sur les routes et aux frontières pour créer un no man’s land et empêcher ainsi les Vietcongs de s’y cacher, mais aussi pour détruire les récoltes et ainsi affamer l’ennemi et les populations. Le nom d’« Agent Orange » provient des bandes de couleur orange inscrites sur les fûts dans lesquels il était stocké.
L’herbicide fut testé en 1959 au Vietnam et, à partir de l’été 1961, le président Kennedy donna son accord pour le programme d’épandage, appelé d’abord « Opération trail Dust » (traînée de poussière) puis « Opération Ranch Hand » (ouvrier agricole). Cependant Monsanto avait délibérément caché à l’armée américaine que la version militaire (l’Agent Orange) contenait une plus grande concentration de dioxine TCDD que la version agricole habituelle. Un document interne déclassé par la firme Dow Chimicals, en date du 22 février 1965, relate une réunion secrète de principaux fournisseurs de l’agent orange pour discuter des problèmes toxicologiques. Fallait-il prévenir le gouvernement ? Monsanto reprocha à Dow Chimicals de vouloir lever le secret sur un produit qui apportait un tel « marché ». Le secret fut donc gardé pendant au moins quatre ans. Enfin, en 1969, une étude de l’Institut national de la Santé américain révélait le résultat des expériences réalisées sur des souris soumises à des doses très importantes d’agent orange : malformations fœtales, bébés mort-nés. Si bien qu’en 1971, l’armée américaine interrompit ses épandages. Le gouvernement américain ayant interdit aussi tout retour aux États-Unis des stocks restants, les Américains procédèrent donc à des déversements sauvages dans des zones isolées, à un enfouissement dépourvu de toute préoccupation écologique et, finalement, à incinérer ce qui restait encore sur un navire spécialement aménagé, le Vulcania.
Cependant, pendant dix ans, des avions et des hélicoptères avaient déversé l’agent orange sur les campagnes, soit, selon l’Académie nationale des sciences des États-Unis, près de 80 millions de litres contenant au total 400 kg de dioxine TCDD. (A titre de comparaison, la catastrophe de Seveso a été provoquée par moins de 2 kg répandus en un temps très court sur 1 800 hectares). Bilan au Vietnam : 300 villages furent contaminés et un chercheur a évalué à 400 000 hectares les terres agricoles qui furent ainsi empoisonnées.
Conséquences sanitaires et écologiques
On estime qu’il y eut entre 2 millions et 4,8 millions de Vietnamiens exposés à l’agent orange. Divers symptômes se développèrent, des maladies de la peau à différents types de cancers. Les autorités vietnamiennes comptabilisent 800 000 personnes malades. Mais les effets des épandages se perpétuent aujourd’hui encore. En effet, la dioxine ne se dégrade que lentement, s’infiltre dans la terre, les eaux et passe dans la chaîne alimentaire ; on la retrouve partout, dans le lait, les œufs, les poissons, les viandes. Si bien qu’à la troisième génération, des Vietnamiens « normaux » engendrent encore des bébés sans jambes ou aux déformations monstrueuses ; des bébés naissent parfois avec deux têtes. Dans des régions qui ont subi cinq ou dix épandages d’agent orange, chaque famille comprend au moins un membre handicapé et, dans un pays pauvre comme le Vietnam, le gouvernement n’a guère les moyens de leur fournir une aide importante. Ainsi, aujourd’hui, 150 000 enfants vietnamiens souffrent de déformations supposées dues à la dioxine. Ajoutons que des régions entières sont pratiquement incultivables : la végétation très réduite est d’ailleurs appelée « herbe américaine ».
Washington qui a toujours nié toute responsabilité verse, depuis 1989, près de 54 millions de dollars d’aide aux Vietnamiens handicapés. Depuis août 2012, les États-Unis ont lancé avec le Vietnam des opérations de décontamination sur l’un des sites les plus touchés : l’ancienne base américaine de Danang.
Ce n’est pas tout : des soldats américains et leurs alliés (Cambodgiens, Laotiens et Sud-coréens) furent aussi contaminés pour avoir manipulé le fameux produit ou tout simplement arpenté des sols empoisonnés ! Ces vétérans développèrent en effet les mêmes symptômes que les Vietnamiens. Faute de pouvoir mettre en cause l’État fédéral américain, ils attaquèrent en justice les firmes ayant fabriqué ces produits et d’abord Monsanto. Comme toujours, dans ce genre de procès, il est difficile de démontrer le lien entre le cancer et le produit mis en cause. Si bien qu’en 1984, les vétérans américains durent se contenter d’un règlement amiable : les fabricants de l’agent orange acceptèrent de payer 180 millions de dollars à 4 000 Américains qui reçurent, suivant les cas, entre 256 et 12 800 dollars. Un dédommagement sans rapport avec les frais médicaux auxquels ils devaient faire face.
De l’Irak à la Syrie
Saddam Hussein a fait un grand usage d’armes chimiques dans sa guerre contre l’Iran mais, jusqu’à aujourd’hui, les médias se taisent : l’Iran n’est-il pas notre ennemi ? Quant au massacre de la population kurde d’Halabja par Saddam, il fallut attendre, comme le remarque le journaliste Robert Fisk, que le régime irakien devienne notre ennemi pour qu’on s’en souvienne soudain ! Précisons qu’une vingtaine d’entreprises allemandes, françaises, néerlandaises et suisses ont vendu à l’Irak, entre 1981 et 1991, près de 55 tonnes de produits destinés à la fabrication d’armes chimiques.
En 1993, une convention internationale sur l’interdiction des armes chimiques a été signée par 190 pays. Cette fois, elle porte non seulement sur l’usage mais aussi sur la production, le stockage, et prévoit leur destruction. Un organisme de vérification des engagements a été créé (OIAC). Le calendrier envisageait leur élimination complète en avril 2007 mais certains pays ont demandé cinq années supplémentaires. Ainsi, les États-Unis avaient détruit 50 % de leurs stocks en décembre 2007 mais estimaient ne pas pouvoir terminer avant 2014. On soupçonne la Russie d’être encore plus en retard.
Reste sept États qui n’ont pas signé ou ratifié la Convention : la Corée du Nord, la Birmanie, l’Angola, le Soudan du Sud, Israël et la Syrie. Concernant ce dernier pays, on sait qu’il vient de fournir un inventaire de ses armes chimiques à l’OIAC. Comme pour le puissant armement nucléaire israélien qu’on n’évoque jamais, on fait silence sur les armes chimiques de l’État hébreu qui serait stocké, d’après un rapport de la CIA, dans le désert du Néguev.
Pourtant, est-il si sûr que seul Assad dispose d’armes chimiques, ce qui justifiait des frappes contre son régime ? Des informations provenant de sources diverses affirment que certains opposants disposent de gaz sarin.
Premier indice : début mai dernier, Carla Del Ponte, qui fut procureur général du TPI pour l’ex-Yougoslavie, aujourd’hui membre d’une commission d’enquête de l’ONU sur les violations des droits de l’homme en Syrie, concluait que tout porte à croire que des rebelles avaient utilisé du gaz sarin. Elle ne pouvait apporter de preuve formelle puisque les enquêteurs de l’ONU ne peuvent entrer en Syrie ; mais elle se fonde sur les témoignages de réfugiés syriens dans les pays voisins. Bien sûr, Carla Del Ponte fut désavouée par l’ONU.
Deuxième indice : à la fin de mai dernier, 2 kg de ce gaz ont été retrouvés dans la maison de membres syriens d’Al-Qaida, au sud de la Turquie.
Enfin, en septembre, le site d’information américain World Net Daily a révélé un document qui atteste que l’armée américaine sait que des rebelles détiennent du gaz sarin. Le gaz aurait été fabriqué en Irak par l’ancien commandant militaire irakien Adnane Al-Dulaimi, avant d’être expédié aux combattants soutenus par l’Arable saoudite.
Il n’est pas dans mes intentions de dédouaner le régime syrien des horreurs qu’il a commises ni d’insinuer qu’il n’a pas utilisé des armes chimiques mais de souligner que certaines affirmations ne sont pas si évidentes en Syrie.