Un grand théologien moraliste : Pierre de Locht

deLochtJe me propose, de temps à autre, de présenter une personnalité catholique, autant que possible francophone, qui a joué, au XXe siècle un rôle très positif.

Je commence aujourd’hui par un moraliste belge que j’ai bien connu. Il fut le premier témoin et acteur que j’ai consulté quand j’ai commencé à travailler sur mon sujet de thèse, les catholiques français et la limitation des naissances du début du XXe siècle jusqu’à l’encyclique Humanae vitae. Je puis dater exactement notre premier entretien de février 1987 puisqu’il me dédicaça à cette occasion, Les couples et l’Église, un livre dans lequel il expose son engagement jusqu’à la tristement célèbre encyclique. Il m’ouvrit ensuite ses abondantes archives conservées à son domicile à Bruxelles, rue de la Prévoyance.

Prêtre du diocèse de Bruxelles, Pierre de Locht a 30 ans quand il se voit sollicité en octobre 1946 pour prêcher une récollection à l’équipe de foyers qui dirigeait la revue des Feuilles Familiales. Alléguant son incompétence, il commença par se dérober : il avait un doctorat de théologie dogmatique qui ne le préparait nullement à jouer ce rôle. Pourtant, il finit par accepter et s’impliqua dès lors complètement.

Partant de conceptions très traditionnelles, la découverte de jeunes couples profondément attachés à l’Église bouleversa son mode de pensée. Il avoua plus tard qu’il n’avait pas cherché à se « draper dans un rôle d’enseignant qui possède « la » vérité, mais à accompagner ceux qui cherchaient à faire la vérité, à vivre la vérité.» Pierre de Locht sortit ainsi de « l’univers clérical et doctrinaire » pour faire « une expérience privilégiée. » Il se mit à l’école du vécu et de la sexualité des laïcs adultes avec l’Évangile comme seule boussole. Toute sa vie, Pierre maintint cette démarche : il n’y a pas de morale immuable déduite des dogmes ; il affirme que « la vie est un lieu théologique important » et, de surcroît, tandis que la morale traditionnelle ne connaît que les individus, il découvre une entité méconnue, le couple dont l’unité est « un bien fondamental à sauvegarder avec le plus grand soin. »

Il devint en 1959 responsable national de la pastorale familiale belge et spécialiste international de morale familiale. Très vite, il prit la mesure de la grande question qui agitait alors les consciences : comment concilier une limitation des naissances tenant compte des enseignements de l’Église avec l’harmonie du couple ? La question avait pris de telles dimensions que Jean XXIII décidait, peu avant sa mort, en avril 1963, de créer un groupe de réflexion sur les problèmes de la population, de la famille et de la natalité ; on parla bientôt « commission pontificale ». Pierre de Locht est appelé à en faire partie en février 1964 et, tout de suite, il adopte une position très ouverte, d’abord minoritaire puis qui l’emporta au sein de cette fameuse commission. Hélas, Paul VI n’en tint pas compte et publia l’encyclique Humanae vitae. « Jusqu’au plus intime de moi-même, je me suis interrogé durant ces jours. Que me demandait ma loyauté d’homme, de chrétien et de prêtre ? », se demande-t-il. Il choisit de dire ses réticences à l’égard de cet acte du Magistère : il veut être authentique dans son adhésion à l’Évangile alors même qu’il sait qu’il doit s’attendre à bien des difficultés.

Trois mois plus tard, il écrit : « Nombreux sont ceux qui n’attendaient ni un oui ni un non (sous-entendu : aux méthode contraceptives), mais une réponse qui, sans condamner les uns et approuver les autres, aurait pris le problème de plus haut, au niveau des grandes valeurs de l’amour et du mariage, aidant ainsi chacun à progresser, à aller de l’avant dans son cheminement vers plus de vérité. »

Une voie douloureuse

Dans Morale sexuelle et Magistère, publié en 1992, Pierre de Locht expose les difficultés qu’il a rencontré à Bruxelles même. Dès 1949, Mgr Suenens – archevêque de Malines-Bruxelles mais pas encore cardinal – lui reproche ses perspectives laxistes et ses idées peu sûres concernant la Providence. En 1963, le cardinal Suenens, bon exécutant des consignes du Saint-Office, lui reproche, d’avoir oublié, dans une brochure, la notion de péché. On est pourtant après la première session du Concile !

En 1967, il devient maître de conférences à l’Université catholique de Louvain (UCL). Pierre jouit alors de la confiance d’une bonne partie du clergé et du laïcat comme en témoigne son élection à la présidence du conseil presbytéral de Bruxelles lors de sa constitution en 1969. Mais le synode romain est une énorme déception – et un véritable tournant dans l’Église puisque la majorité conciliaire s’est retrouvée minorité au synode. Trois associations publient alors un texte virulent ; or Pierre de Locht est membre de ces groupes. Convoqué en janvier 1972 à Malines devant les évêques francophones, il est l’objet d’accusations aussi graves qu’imprécises… après douze ans de loyaux services qui n’avaient suscité aucun reproche de fond. On ne lui donne aucune possibilité de s’expliquer et les évêques ne répondent pas à la lettre qu’il leur envoie. Toute relation interpersonnelle est rompue avec ces évêques qu’il connait pourtant si bien. Pierre de Locht rapporte un petit détail qui en dit long sur le comportement épiscopal. Entrant dans un petit restaurant proche de la gare du Nord à Paris, il remarque l’évêque de Tournai, Mgr Himmer, connu pour sa cordialité, mangeant seul; il vient le saluer pensant que l’évêque l’invitera à sa table : il n’en fut rien.

Un an plus tard, un article de La Revue nouvelle identifiait le lieu du conflit : « le lien entre un certain modèle d’autorité et les questions sexuelles débattues. » Le soutien des laïcs qui travaillaient avec Pierre n’y changeait rien.

Le scandale de l’avortement

En janvier 1973, voici Pierre acculé à une nouvelle prise de position. Un médecin qu’il estime est emprisonné pour avoir fait des avortements. Une manifestation de soutien au médecin est prévue à Namur : ira-t-il ? Décision difficile car Pierre ne veut pas provoquer le scandale mais, très sensible aux problèmes spécifiques des femmes, il songe aussi à la condamnation de tant de femmes acculées en conscience à l’avortement et victimes, de surcroît, du déchaînement des « bien-pensants » . Pierre décide de participer à la réunion de clôture du rassemblement et prend la parole : « J’ai rencontré des situations où laisser continuer la grossesse aurait été davantage destructeur de vie. »

Désormais, Pierre de Locht est relégué en marge de la communauté catholique belge. Plus tard, il me dit : « Du jour au lendemain, le téléphone devint silencieux. » Ce prêtre qui avait joué un rôle majeur dans la pastorale familiale et était sollicité de tous côtés, fut ostracisé. Pierre analyse ce qu’il ressentit : pour ma génération, le prêtre n’existe que par l’évêque, dans une relation de dépendance qui seule donne à son ministère sa valeur, sa sécurité, son sens. Pierre a été mis à pied de manière autoritaire, sans jamais avoir pu obtenir un débat de fond, par un évêque, le cardinal Suenens, connu pour ses options novatrices !

En juillet 1974, il apprend que la congrégation romaine des séminaires et universités veut le faire exclure de l’université de Louvain ; les évêques belges étaient chargés de faire exécuter la sentence. Les positions de Pierre sur l’avortement n’étaient pas seules en cause mais aussi ses idées sur les relations pré-conjugales, sur la contraception et l’homosexualité. En effet, Pierre ne s’est jamais autocensuré et a abordé toutes ces questions avec franchise en de multiples occasions. L’affaire traine jusqu’à ce qu’en septembre 1977, le cardinal Suenens lui-même demande à Pierre de démissionner de son poste à Louvain. Il refusa et, après bien des rebondissements, Pierre ne fut pas exclu de Louvain mais le recteur rejeta dès lors toutes ses demandes légitimes de promotion ; Pierre termina sa carrière universitaire avec des appointements équivalents aux deux tiers du salaire d’un manoeuvre de la Régie des télégraphes et téléphone ! Le cardinal Suenens puis son successeur le cardinal Daneels s’appliquèrent à ce que le nom de Pierre disparaisse de toute publication ou notice officielle. Il ne doit plus exister dans l’Église de Belgique. Et Pierre constate, au passage, que « des amitiés que je croyais solides se sont brusquement évanouies »…

Heureusement, il fut soutenu par un grand nombre de ses collègues universitaires à Louvain et, à Bruxelles, par une véritable communauté qui se constitua autour de lui. Tous les matins, il rassemblait quelques amis pour une lecture d’Évangile et, le dimanche, célébrait l’eucharistie.

Pierre continue sereinement son travail de théologien moraliste ; il aborde sans tabous tous les sujets sensibles, la question des divorcés-remariés si maltraités par l’Église ; il publie en 1985 un petit livre sur l’avortement qui est un appel à ouvrir un dialogue vrai et constructif ; il donne un « billet » à la revue Échanges, animée par soeur Vandermeersch ; il n’hésite pas aussi à aborder la question du célibat des prêtres. Il participe avec Mgr Gaillot et Alice Gombault à l’élaboration d’un Catéchisme au goût de liberté (2003).

Au fil du temps, la foi de Pierre de Locht a évolué ; il est heurté par les grandes déclarations de principe, souvent culpabilisantes, et très éloignées de la réalité vécue. Ce n’est pas pour rien que son admirable petit livre publié en 1998 s’intitule La Foi décantée.

Chacun pourra entendre Pierre de Locht dans une émouvante vidéo de la RTBF d’une série  intitulée « Noms de Dieux » (1998, 55minutes)

Ce contenu a été publié dans Non classé, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Un grand théologien moraliste : Pierre de Locht

  1. André Rousseau dit :

    Merci Martine
    j’ai bien connu Pierre De Locht durant mes années louvanistes; il était très lié aux milieux que je fréquentais, il me rappelait un professeur du grand séminaire de Lille, Pierre Montaigne dont l’enseignement de morale et droit sur le mariage décoiffait au début des années soixante…et qui mourut hors de la foi catholique, révulsé par les positions – entre autres – du cardinal Decourtray son ancien collègue…

  2. Lescalier Gilbert dit :

    Bonjour madame, J’ai reçu des cours de morale du chanoine de Locht, après mon ordination dans un petit monastère bénédictin belge : Wavreumont. Enseignement admirable. Nous étions une trentaine d’élèves, post ordination, envoyés par nos supérieurs à l’Abbaye de St André (Bruges) sous la houlette du père Thierry Maertens, pour y parfaire l’acculturation au Concile en cours. Tous, aussi bien les sceptiques,quelques missionnaires revenus atterrés par les décolonisations, les jeunes de toutes sortes nous avions une grande vénération pour Pierre de Locht. Je tiens à dire que ce que vous dites du card. Suenens ne m’étonne pas : un condisciple de son grand séminaire m’affirma que déjà à l’époque on l’appelait : l’adorateur du soleil levant Au début du Concile il se pavanait en défenseur, animateur et moteur de la fameuse Squadra belga, qu’il s’empressa de renier dès que le vent se mit à tourner. Je voudrais aussi dire que si le chanoine a pu garder son poste à l’université catholique de Louvain, c’est à cause des résultats acquis par les écoles « libres » lors de la fameuse guerre scolaire qui dura des années entre l’enseignement officiel (de l’Etat) et celui dit libre (catho, protestants, etc) : les professeurs de ces enseignements sont doncpayés par l’Etat et non par leur Eglise ou autre communauté. A condition évidemment de respecter la Loi : diplômes, etc. Une école libre, fut-elle universitaire, ne peut donc licencier un de ses enseignants sans de bonnes raisons bien laïques. Alleluia ! Ce qui sauva, si on peut dire, cet homme éminent. J’ajouterai enfin en ce qui le concerne que lors de ses funérailles, la cathédrale St Michel à Bruxelles était pleine à craquer et le parvis aussi, venus là pour la plupart grâce au bouche à oreille, au grand dam de la hiérarchie.
    En 1969, la foi qui m’avait amené dans ce petit monastère s’amenuisa tellement sous les coups de boutoir des intégristes de tout poil, que je le quittai, avec beaucoup de tristesse.
    Je pense que nous, les clercs, aussi bien les penseurs, les meneurs que nous les jeunes théologiens, n’avons pas respecté l’énorme ignorance mêlée de superstition plus ou moins admise au cours des siècles par cette masse de fidèles qui ignoraient ce qui avait derrière ce latin qu’ils lisaient ou chantaient sans le comprendre, en mettant leurs espoirs quasi païens dans des cultes incompréhensibles. Nous n’avons pas su remplir le vide laissé par les murs dégagés des statues de saint dans les églises, sans leur chant grégorien et ses paroles qu’ils croyaient plus chrétiennes. Lorsque dans le monastère nous avons traduit les offices en français, certains vieux moines, très fervents nous ont dit qu’ils ne pouvaient se résoudre à chanter ou à réciter en français, devant les fidèles ou des retraitants certains versets de psaumes ou d’hymnes bibliques. Malgré les réticences, nous dûmes le faire pour certains passages par trop vengeurs.
    Cependant ne mettons pas toute la désertification des églises sur ce dos-là. Dans les campagnes elle était déjà bien entamée. L’arrivée des tracteurs, des médicaments, ont jeté bas les cultes pour les saints spécialisés contre la rage (saint Roch) ou contre la foudre (saint Donat) etc. Les vétérinaires furent plus efficaces et les garagistes aussi. J’ai participé à une expérience chez un curé promoteur enthousiaste du concile, dans une paroisse de corons et de charbonnages plus ou moins à l’arrêt. A la sortie de la messe, quasi comble, nous demandions aux fidèles comment ils entendaient le vocable « louer » dans l’expression « Dieu soit loué ». Tous de nous répondre que c’était dans le même sens que pex louer un appartement.
    Nous n’avions aucun chant français à leur proposer, au contraire des traditions anglo-saxonnes. On s’est rendu vite compte que le français n’était guère chantable à cause de la place de l’accent tonique. Nous n’avions que des chants à vrai dire assez risibles et qui reprenaient les paroles non-signifiantes pour les fidèles ex : Gloire à Dieu au plus haut des cieux. Le vocabulaire religieux français, honni par le concile de Trente, nous laissait pantois. C’est quoi la gloire de Dieu ? La résurrection des morts signifiera-t-elle la fin de la vie éternelle ? La grâce de Dieu ? etc.
    Bref, quelle débâcle (au sens météo du terme).
    De surcroît les ardeurs rétrogrades des hiérarchies reprirent du poil de la bête jusqu’à devenir insupportables. Ce fut le coup de grâce (!) pour moi. Je rentrai dans la vie laïque après avoir selon la formule consacrée par le chanoine chargé de la chose : été réduit à l’état laïc. De plus avec interdiction de célébrer la messe vu que lors de mon ordination l’évêque avait employé la formule « Tu es sacerdos in aeternum », sous peine d’excommunication. C’était en 1969. Ils n’avaient rien compris, et sans doute moi non plus.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.