1916 : Le prix des succès (4)

Entre février et mai, les soldats ont souffert de la pénurie de légumes frais et se plaignent de l’introduction dans leur ration de poisson salé ou fumé ; le commandement décida donc la suppression de ce poisson et l’accroissement des quantités de sucre et de café. Il se préoccupe aussi de fournir plus de marmelade et de confiture. La question des permissions est aussi très sensible car elles sont souvent troublées par la nécessité de renforts. Cependant, ceux qui se marient pendant leurs permissions ont droit à deux jours supplémentaires. La Croix s’inquiète de ceux qui sont sans famille et, en juin, sollicite des correspondants pour 300 d’entre eux.

Selon la Correspondance hebdomadaire du comité de défense religieuse, les soldats qui reviennent des tranchées, « sont tout étonnés de voir que, dans l’intérieur du pays, on vit comme si nous n’avions pas la guerre » ; on revient aux plaisirs mondains d’autrefois, à un luxe qui absorbe inutilement des ressources et suscitent des importations (porcelaine, tapis d’Orient, soie). Le comité souligne que « la poursuite des jouissances va directement à l’opposé de la voie du christianisme1. »

Privations des civils et le travail des femmes

A l’arrière, pourtant, beaucoup ne sont pas menacés par l’esprit de jouissance. Le pain représenterait 40 % des dépenses ouvrières et les familles nombreuses ne mangeraient pas autre chose. C’est pourquoi une loi – qui suscita d’ailleurs des murmures -, votée au printemps 1916, prévoyait un droit de réquisition et de taxation du blé et de la farine pour éviter la spéculation. Le ravitaillement en charbon fait aussi problème. Avec l’occupation allemande des régions du Nord de la France, la production française de charbon était tombée de 41 à 21 millions de tonnes alors que nos besoins s’étaient accrus et, en septembre, il fallut taxer à son tour le charbon.

La Croix constatait, non sans réticence, la place grandissante des femmes. Certes, le journal fait l’éloge de l’ouvrage du chanoine Coubé, Le patriotisme de la femme française, qui chante nos grandes Ligues féminines, les congrégations qui se dévouent, les paysannes vaillantes, les mères et les épouses ; mais le rédacteur en chef de La Croix reproche aussi à l’auteur de taire les ombres au tableau : « Nos armées sont assaillies à l’arrière par une nuée de femmes qui, sous prétexte de plaisir, sèment la honte, la débauche et la maladie2. » Enfin, il y a dans le pays trop de scandales qui ont troublé les familles. En octobre, le quotidien catholique publie une proposition pour apporter une aide morale et matérielle aux centaines de milliers de jeunes filles qui viennent de province à Paris ou dans la Seine-et-Oise pour être embauchées comme postières, employées de bureau ou dactylo. Ces jeunes filles sont isolées et certaines abandonnent la pratique religieuse. L’auteur demande donc aux dames des grandes associations et, en particulier de la Ligue, de créer des pensions de famille bon marché dans les vastes immeubles où ces grandes dames vivent souvent seules. Les jeunes filles pourraient trouver, dans la maîtresse de maison, une conseillère, une amie fidèle, une mère3. Le quotidien signale, encore à la fin octobre, que les femmes pourront désormais conduire les taxis parisiens.

Selon le Sous-secrétaire d’État aux Munitions, les femmes représenteraient 20 % de la main d’oeuvre dans les usines. Certes, la guerre rendait nécessaire l’emploi féminin dans les usines mais, une fois les hostilités terminées, il faudrait se demander si ce travail conviendrait bien aux femmes. Souvent, elle était obligée de revêtir des costumes masculins pour avoir sa liberté de mouvement. Et l’auteur écrivait : « Liberté de mouvement et de costume entraîne vite la liberté d’allure ; la liberté d’allures, la liberté de langage ; et la liberté de langage, hélas !, la liberté des mœurs4. » Dans ces conditions, qu’est-il donc permis d’attendre de la femme au point de vue familial, s’interrogeait-il ? Comme il faut bien que nombre de femmes travaillent, la solution était le travail à domicile, désormais facilité par la houille blanche.

Otages et prisonniers

Le 21 juin 1916, dans une page intérieure, le quotidien catholique reproduisait sans commentaire l’affiche que la Kommandantur avait apposée, le 12 mai, sur les murs de Lille-Roubaix-Tourcoing et que le Journal des Réfugiés du Nord lui avait communiquée. Tous les habitants, à l’exception des vieillards, des enfants de moins de 14 ans et de leurs mères, devaient se préparer pour être transportés dans une heure et demi ; chaque personne avait droit à 30 kg de bagages. Elles devaient se réunir devant leurs maisons et un officier déciderait quelles personnes seraient conduites dans un camp de réunion. Quelques jours plus tard, La Croix précisait que, durant trois jours, du vendredi au lundi, la population vécut dans l’angoisse ; les Boches avaient braqué des mitrailleuses dans les rues par crainte d’une révolte puis, le lundi, les officiers allemands désignèrent ceux qui devaient les suivre. Six mille victimes, en général des jeunes gens et jeunes filles de 16 à 20 ans, bien encadrées et musique en tête, furent emmenées dans les Ardennes pour qu’ils travaillent dans les champs ; certains furent accueillis à coups de pierre par les paysans ardennais qui ne voulaient pas travailler pour les Allemands. L’enlèvement avait eu lieu au cours de la Semaine sainte. Mgr Charost protesta en vain ainsi que le gouvernement français.

Le sort des prisonniers de guerre français était aussi très dur. La majeure partie était désormais employée à des travaux agricoles ou dans des manufactures, y compris des usines de guerre. Au début, il y eut des volontaires puis des refus. Vers juillet 1915, les Allemands prévinrent que les rebelles subiraient des privations de nourriture et des violences. Au camp de Zwickau, sur quatre mille prisonniers, la moitié sont forcés au travail par la violence. Dans une mine, on les oblige à travailler onze heures par jour et la nourriture est insuffisante. A la fin d’octobre, La Croix publiait le témoignage de trois médecins anglais qui avaient été internés au camp de Gardelegan où onze mille prisonniers étaient dans le plus grand dénuement. Le typhus s’était répandu provoquant une mortalité de 15 %. Sur les dix prêtres français du camp qui s’étaient dévoués, cinq étaient décédés5.

La France dévastée

Dès juillet, on estimait que les maisons avaient été entièrement détruites ou en partie dans 753 communes, en particulier dans le département de la Marne. Dans le but d’aider les parlementaires qui élaboraient un projet de loi sur les dommages de guerre, une estimation plus précis des dégâts fut établie : ce fut le rapport d’un député de la Seine, Desplas. Sur les 36 247 communes françaises, 2 354 étaient occupées et le territoire concerné était particulièrement riche. 25 763 usines (sur un total de 130 000) étaient tombées entre les mains de l’ennemi et représentaient 38 % de la valeur totale de la production industrielle6. On ne comptait plus les églises qui avaient été victimes des Allemands et l’on songea même, un moment, à ne pas reconstruire la cathédrale de Reims pour qu’elle reste le témoin de leur barbarie.

(à suivre)

1« La vie en temps de guerre », La Croix, 17 octobre 1916.

2Franc, « En éloge de la femme française », La Croix, 23 août 1916.

3Fernand Poupa, « Intéressons-nous aux femmes isolées de leur famille qui travaillent dans des bureaux », La Croix, 18 octobre 1916.

4Joseph Pegat, « Le travail des femmes. Dans les usines. A domicile », La Croix, 16 novembre 1916.

5La Croix, 27 octobre 1916.

6Rapport Desplas sur les dommages de guerre, La Croix, 15 octobre 1916.

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