« Quel spectacle inouï dans l’histoire que celui de ces deux murailles humaines, hérissées de baïonnettes et fulgurantes de canons, l’une de 500 km, l’autre de plus de 1000 km en arrêt perpétuel l’une contre l’autre. L’équilibre s’établit nettement en notre faveur mais combien cela durera-t-il et de quel prix paierons-nous la défaite des Allemands ?1 »
La détermination des soldats français semble restée entière mais une certaine lassitude se manifeste à mesure que l’on s’éloigne du théâtre des combats. Dans ses Carnets, Mgr Baudrillart note, début janvier : « Dans le peuple, plusieurs reprennent les arguments de Jaurès pour une entente avec l’Allemagne. L’esprit paraît moins bon qu’il y a quelques semaines2. »
C’est sans doute pour « l’arrière » que La Croix publie des pages entières de récits admirables, à la fois de patriotisme et de foi, avec des titres tels que : « Que nous sommes heureux nous, chrétiens », « Je marche sous la protection de Dieu », « Il est tombé face à l’ennemi en faisant le signe de croix » et un directeur de grand séminaire écrit : « La libre pensée diminue en raison directe de la proximité du feu. » Le 9 janvier 1915, le quotidien catholique indique que 282 ecclésiastiques et 80 religieux étaient déjà tombés au front. Cependant, l’abbé Bertoye3 raconte, le 10 janvier, à Mgr Baudrillart « qu’il y a pas mal de reddition volontaires du côté allemand et du nôtre ; pendant près de trois jours, les Bavarois ont fraternisé avec les nôtres, promettant de ne pas tirer et de les avertir quand les Prussiens viendraient prendre la garde ; on est fort las des deux côtés4 ». Mais il ne l’écrit pas, bien sûr, dans La Croix.
Benoît XV et son message de paix
A l’automne 1914, le pape a l’idée d’une trêve pour le jour de Noël. Il charge deux cardinaux, Mgr Amette et l’archevêque de Westminster, Mgr Bourne, d’entrer en contact avec les gouvernements pour obtenir cette trêve. Or, les états-majors des deux camps sont hostiles à cette initiative qui n’aboutit pas, même si des trêves spontanées furent observées au front, les revues bien-pensantes se gardant bien de les évoquer. Les lecteurs de La Croix n’apprirent la tentative du pape que lorsque le quotidien reproduisit, le 30 décembre, son discours plein d’amertume au Sacré Collège.
En revanche, les six cardinaux français ordonnaient, pour le 13 décembre, un jour de prière pour la consécration de la France au Sacré Coeur de Marie qui provoqua une grande affluence dans les églises. A Noël, le cardinal Gasparri, secrétaire d’État, écrit au cardinal-archevêque de Lyon, Mgr Sevin, non seulement que le pape entend maintenir une stricte neutralité entre les belligérants, mais qu’il l’avait « recommandé de manière péremptoire à la presse catholique et à celle de Rome en particulier5 ». Cela n’empêcha pas de nombreux évêques français d’écrire leur soutien aux prêtres et séminaristes aux armées6.
Le cardinal Amette affirme aux soldats, le 6 janvier, que « la cause que vous servez est juste et sainte. ». De son côté, le dominicain. Sertillanges publie une brochure rassemblant ses conférences données à la Madeleine, sous le titre La justice pénitente, dans laquelle il affirme : « Maintenant, Seigneur, nous voici revenus à la France et à vous » ; il fallait donc réciter le Confiteor de la France. Patriotisme et foi catholique étaient étroitement mêlés.
Le 10 janvier 1915, Benoît XV publiait un décret prescrivant une journée de prières pour la paix, le 7 février. Il invitait le clergé et la population à « des oeuvres de mortification pour expier les péchés qui provoquent les justes châtiments de Dieu ». Le pape voulait « unir les hommes en un seul coeur et une seule âme ». Ce message fut très mal reçu, en particulier en France ; La Croix fait état de lettres de « catholiques de bonne volonté » réagissant par patriotisme mais ne comprenant pas la position du pape7. La Croix parle même de « soulèvement contre le pape » dans lequel certains catholiques eurent le tort d’emboiter le pas à nos éternels adversaires8. A Paris, à la fin de janvier, la police saisit le texte de la prière ; le cardinal Amette dut faire une mise au point : « La paix que le Saint-Siège nous invite à implorer est l’oeuvre de la justice et de la paix qui suppose le triomphe et le règne du droit. » Tous les évêques ayant repris cette interprétation apaisante, les saisies cessent. Cependant, le quotidien catholique remarque ironiquement le mouvement de subite dévotion des protestants libres-penseurs et radicaux pour le pape Grégoire VII9.
Les évêques français sont donc amenés à soutenir tout à la fois la cause de la France combattante et celle d’un pape qui maintient sa neutralité et qu’on accuse de soutenir les ennemis. Exercice parfois périlleux. L’évêque de Nancy, dans sa lettre pastorale, de février 1915, affirme que le pape « parlera, mais quand il le faudra et dans la mesure qui conviendra au bien général ». Ce qui n’empêche pas Mgr de Gibergues (Valence), de retour de Rome, d’écrire que la guerre est « par dessus tout une guerre de doctrine et de religion » ; qu’il y a bien deux camps en présence, celui de la force brutale qui veut imposer sa loi et de l’autre, la justice et le droit primant tout. La « coalition des forces chrétiennes », ajoute-t-il, se heurte au matérialisme athée dont le chef qui a déchaîné la guerre est « l’impérial barbare inféodé à Luther et à Mahomet10 ».
Les souffrances des catholiques françaises
Si Henri Massis exalte le sacrifice, la liste des membres de l’ACJF (Action catholique de la Jeunesse française) morts au champ d’honneur que La Croix publie à plusieurs reprises est certes glorieuse mais, au fil du temps, impressionnante et douloureuse. A la veille de Pâques, le 3 avril 1915, Pierre Dupouey, redevenu un fervent catholique grâce à sa femme Mireille, est tué sur l’Yser11. A côté de ces morts édifiantes, les comportements des soldats ne sont pas toujours exemplaires. Le jésuite Joseph Ducuing décrit des mœurs dépravées et l’indifférence religieuse : « Dans ce milieu où nous vivons, l’on ne parle que de coch… ou de femmes […] , comment résister, la nature elle-même se met de la partie, et avec cela pas de sacrement, donc pas de force12 ».
De surcroît, selon René Bazin13, la France catholique est trois fois contribuable : elle paye les impôts dus à l’État, mais aussi les impôts pour ses écoles libres et l’impôt pour le denier du culte. Il semble que certains aient renâclé à verser cette dernière contribution alors qu’ils sont déjà sollicités par de multiples oeuvres liées à l’effort de guerre ; si bien que le cardinal Sevin dut rappeler que le denier du culte était une « dette rigoureuse ».
Nouvelles inquiétantes du front
Le 20 janvier, Mgr Péchenard, évêque de Soissons, raconte à Mgr Baudrillart ce qu’il a vu : « Il n’y a plus de loi morale ; on rentre dans les maisons pour prendre ce qu’on peut. Les soldats français ont beaucoup pillé ; il y avait pas mal d’apaches14 de Paris ; des centaines de femmes françaises, ou belges, se sont précipitées sur Soissons où il y avait dix à quinze mille hommes ; les soldats français ou allemands volaient pour leur donner ; il y en a qui allaient dans les tranchées ; les officiers sont obligés de laisser faire beaucoup15. »
Les prophéties du curé d’Ars
Selon La Croix, le bienheureux curé d’Ars aurait annoncé la guerre de 1870 et celle de 1914. La première devait être « mal conduite du côté français », si bien qu’ils « seraient vaincus » et qu’ils « perdraient deux provinces ». La seconde serait « mieux conduite » et de s’exclamer : « Oh ! Les petits français, comme ils se battent bien ! » ; « on laissera les Allemands pénétrer en France, il en rentrera très peu dans leur pays ». Il ajoutait : « Alors, la France recouvrira ce qu’elle avait perdu et quelque chose en plus16 ». Une prédiction bien consolante.
1Franc, « A nos gouvernants », La Croix, 8 avril 1915.
2Alfred Baudrillart, op. cit., p. 133.
3Georges Bertoye (1857-1929) : rédacteur en chef de La Croix en tandem avec Jules Bouvattier jusqu’en 1917 puis avec Jean Guiraud. Bertoye signe ses papiers de première page dans La Croix sous le pseudonyme de Franc.
4Mgr Baudrillart, 10 janvier 1915, op. cit., p. 134. On remarquera la différence de comportement entre les Bavarois et les Prussiens ; un élément oublié trop souvent. L’unité allemande n’est pas encore entièrement accomplie dans les esprits.
5J. Fontana, op. cit., p. 174.
6 L’historien Francis Latour fait remarquer que l’arrêt de la guerre au début de 1915 aurait été particulièrement avantageux pour les Empires centraux qui occupaient la Belgique, le Luxembourg et une partie du Nord et du Nord-Est de la France.
7Le 21 janvier 1915, La Croix évoque l’article écrit par un catholique dans un « journal très répandu dans le diocèse de Grenoble », intitulé « Dieu n’est pas neutre. La mission du pape » ; l’auteur regrette que Benoît XV ne se soit pas élevé contre les horreurs commises par l’armée allemande. Naturellement, La Croix défend le pape.
8Franc, « Double ignorance. A propos d’un article du Temps », La Croix, 20 février 1915.
9Rappelons que le pape Grégoire VII excommunia l’empereur Henri IV et l’obligea à se présenter en habit de pénitent à Canossa.
10Allusion à la participation de l’empire ottoman à la guerre, à partir de novembre 1914, aux côtés des empires centraux.
11Mireille Dupouey publia après la guerre les lettres qu’elle avait reçu de Pierre.
12Lettre de Joseph Ducuing, 26 avril 1915 ; cité par Marie-Claude Flageat, Les jésuites français dans la Grande Guerre, Cerf, 2008, p. 118.
13René Bazin : écrivain et professeur de droit, membre de l’Académie française, il est un catholique monarchiste.
14Apaches de Paris : gang de jeunes voyous qui, loin de se cacher, s’affichaient en particulier avec leurs chaussures brillantes.
15Mgr Baudrillart, 20 janvier 1915, op. cit., p. 139.
16XXX, « La France de demain », La Croix, 26 mars 1915.
(A suivre)