14-18 (4) : La théologie de la guerre

Dans les deux livraisons successives d’Études en octobre 1914, le P. Yves de La Brière exposait longuement la doctrine catholique de la guerre en général. D’autres s’intéresseront plus particulièrement au conflit en cours.

Le rédacteur des Études affirmait qu’il fallait tout à la fois conjurer la guerre dans toute la mesure moralement possible comme « une coutume inhumaine et barbare » et n’y recourir qu’en raison d’une impérieuse nécessité de justice pour « remédier efficacement à la coupable violation du droit ». Il s’appuyait ensuite sur deux auteurs chrétiens, saint Augustin dans la Cité de Dieu et le grand écrivain contre-révolutionnaire Joseph de Maistre (1753-1821) ; curieux rapprochement. Pour Augustin, toute guerre est un châtiment providentiel et divin pour les péchés des peuples. Yves de La Brière écrit : « C’est au fond des âmes qu’en temps de guerre et à la faveur de la guerre, la grâce divine accomplit son oeuvre la plus puissante de miséricorde, de salut, de sanctification Aux préoccupations frivoles et malsaines, à l’insouciance coupable des jours heureux ont succédé les pensées graves, les anxiétés douloureuses, l’ardeur des nobles sacrifices, voire l’imminence du plus grand des sacrifices. » A la conversion des pécheurs s’ajoute l’immolation des justes. « Ce sont les jours de grâce et de salut. » Et la guerre rend « tangible la nécessité bienfaisante de l’ordre, de l’autorité, de la discipline hiérarchique » pour défendre la grande réalité historique de la patrie.

L’accord de l’esprit religieux et de l’esprit militaire

Le rédacteur d’Études cite et s’appuie alors sur « la juste observation » de Joseph de Maistre soulignant l’harmonie des vocations du soldat et du religieux : obéissance, humilité, renoncement, mortification corporelle, exactitude et fidélité au devoir, charité, oubli de soi, esprit de sacrifice. Il donne en exemple le lieutenant d’artillerie Ernest Psichari1, petit-fils d’Ernest Renan qui, dans son Appel aux armes, s’est fait l’apologiste de l’alliance de l’Église et de l’armée, de la croix et de l’épée. Ce lieutenant qui voulait embrasser la vie religieuse, est tombé au champ d’honneur.

Qu’elle soit défensive ou offensive, la guerre doit toujours avoir pour but de faire échec à une entreprise gravement coupable : « le souverain de la nation qui a subi l’injustice devient le légitime représentant de Dieu pour punir le coupable » ; la guerre est alors qualifiée de « divine » par Yves de La Brière. Ce dernier n’abordait pas la guerre en cours mais tous les lecteurs des Études pouvaient appliquer sa doctrine à la guerre présente.

Une guerre juste

Pour sa part, La Croix se dispense d’analyse. Pour le quotidien catholique, à l’évidence, la France défend non seulement son sol mais la civilisation. Dès le 10 août, la Revue du clergé français écrit : « Nous combattons pour le droit et la civilisation. » Les Allemands n’ont-ils pas violé la neutralité belge et ne se livrent-ils pas sur son sol et les régions françaises occupées à des actes barbares ? Dès le 27 octobre, Jacques Maritain dénonce dans la « science allemande » un « monstre intellectuel » qui, sans le militarisme allemand, n’existerait pas2. Le monde catholique ne se différencie donc pas du reste de la population.

A la fin de novembre, le gouvernement français publie un « Livre jaune » qui établit, avec pièces authentiques à l’appui, la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre. Dans les Études, Paul Dudon s’appuie sur le Livre jaune pour écrire « Qui a voulu la guerre ?3 »

A Noël 1914, le cardinal Mercier, archevêque de Malines et primat de Belgique, rendait public une lettre pastorale, « Patriotisme et endurance », qui rencontra l’approbation unanime des évêques français et eut un grand écho en France. Il écrivait : « Affirmer la nécessité absolue de tout subordonner au Droit, à la Justice, à l’Ordre, à la Vérité, c’est donc implicitement affirmer Dieu. […] Qui ne sent que le patriotisme est « sacré » et qu’une atteint à la dignité nationale est une sorte de profanation sacrilège ? » Or, au début de janvier 1915, le cardinal Mercier fut retenu prisonnier par les Allemands dans son palais épiscopal ; des soldats empêchent la lecture de la lettre pastorale dans les églises belges et d’autres ont dû signer une promesse de ne pas lire la Lettre. Les protestations amenèrent les Allemands à libérer le cardinal au bout de trois jours.

La voix des évêques françaises

Pour le carême 1915, nombreux sont les évêques qui consacrent leur lettre pastorale à la guerre. Mgr Gibier (Versailles) oppose la France, qui a été « la meilleure servante de Dieu, de Jésus-Christ et de l’Église », à l’Allemagne qui ne croit qu’à « la force brutale »4. Le cardinal de Cabrières, évêque de Montpellier, écrit : « La guerre actuelle – que nous n’avons pas provoqué […] montre déjà à tous les regards que la tradition nationale, chrétienne et guerrière, subsistait au fond des âmes. Elle n’avait besoin, pour réapparaître, que de n’être pas contrariée à dessein et comme étouffée sous un athéisme de convention. » Mgr Quillet (Limoges) affirme : « La guerre actuelle rentre dans la catégorie des conflits amenés par la volonté concertée d’une ou de plusieurs nations. Il est clair maintenant que nos ennemis avaient dès longtemps décidé de tenter le coup de force. […] C’est l’Allemagne qui porte, devant la conscience des peuples et la justice de Dieu, la responsabilité de cette lutte gigantesque. » L’archevêque d’Aix confirme : « Voici qu’une nation insolente envers Dieu, étrangère à l’honneur, dédaigneuse de la parole jurée, fière de sa force dont elle fait son droit, a déchaîné l’esprit du mal, souillée le sol sacré de la patrie et jeté sur l’Europe un voile de deuil. » Et d’affirmer que c’est l’individualisme kantien qui a engendré le germanisme actuel.

L’évêque de Bayeux constate avec satisfaction que « l’union sacrée a fait la France vraiment belle ». Le cardinal Amette prend la souffrance comme sujet de sa lettre. L’évêque de Digne souligne que « l’Église a bien mérité de la France ». L’évêque d’Orléans présente Un catéchisme bref sur la guerre, composé de huit propositions fondamentales : 1° Dieu aime les soldats ; 2° Dieu qui aime les soldats n’aime pas cependant la guerre ; 3° Dieu n’aime pas la guerre mais la permet ; 4° Dieu permet la guerre parfois, mais l’interdit parfois ; 5° Dieu ne veut pas que la guerre soit conduite avec barbarie et dans l’oubli des principes de la loi morale ; 6° Aux nations qui violent la loi morale, Dieu inflige dès ici-bas un châtiment ; 7° La guerre doit aboutir à la paix, solide, durable ; 8° Tout le monde doit contribuer à la guerre dans les limites de ses moyens.

La mise en accusation de la philosophie allemande

Dans sa conférence introductive à son cours donné à l’Institut catholique, Jacques Maritain5 aborde le thème « Le rôle de l’Allemagne dans la philosophie moderne »6. Il soulignait combien est fausse l’image d’une France, championne de la démocratie mondiale et de la Révolution face à une Allemagne championne de la réaction européenne. Non, la France est la fille aînée de l’Église tandis que l’Allemagne reste un perpétuel foyer de séditions contre l’ordre européen, qui menace en même temps Rome et la papauté. Quant à la culture allemande, elle est la culture luthérienne liée à un État hérétique. Dans ses cours, Maritain accuse Luther d’avoir séparé l’Allemagne de la chrétienté, engendré l’individualisme, le naturalisme et le subjectivisme. Si Luther est à l’origine de cette philosophie, Kant en est le sommet.

La Croix donne, au fil des mois, des résumés du cours de Jacques Maritain7. Ainsi, le 20 juin, le quotidien catholique publie un résumé des leçons données les 5 et 12 mai en reprenant le titre « Le rôle de l’Allemagne dans la philosophie moderne » et en ajoutant « Le panthéisme officiel allemand. Fichte, Schelling, Hegel ». Rappelant le rôle des discours de Fichte à la nation allemande en 1808, Maritain souligne que ce dernier nous montre « la liaison essentielle du pangermanisme avec la révolution luthérienne et kantienne ». Le philosophe conclut que « le poison panthéiste et hégélien a passé tout entier dans l’organisme intellectuel de l’Allemagne. […] A ce point de vue, on peut dire que c’est Hegel, avec derrière lui Kant et Luther, qui nous fait la guerre aujourd’hui. »

Mais comment convaincre les catholiques étrangers de la juste cause de la France connue pour son gouvernement anticlérical ?

(A suivre)

1Ernest Psichari (1883-1914) : cet officier qui a choisi l’armée par idéal, devient catholique pratiquant sous l’influence de Jacques Maritain ; il publie en 1913 L’Appel aux armes, qui dénonce le pacifisme et le déclin moral de la France ; il est tué au front le 22 août 1914.

2Jacques Maritain, « La science allemande », La Croix, 27 octobre 1914.

3Paul Dudon, « Qui a voulu la guerre ? », Études, 5 janvier 115.

4Je puise largement dans l’ouvrage de l’historien Jacques Fontana, Les catholiques français, 1914-1918, Cerf, 1990, p. 224-227.

5Converti en 1906, Jacques Maritain enseigne depuis 1914 à l’Institut catholique de Paris ; il est alors sous l’influence spirituelle et intellectuelle d’un dominicain, le P. Clérissac, très proche de l’Action française.

6La Croix reproduit cette première conférence le 9 décembre 1914.

7On remarque que Mgr Baudrillart ne fait aucune allusion aux cours de Jacques Maritain.

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