Le journaliste Bernard Guetta a roulé sa bosse dans des publications successives, entre autres L’Expansion, Le Nouvel Observateur, L’Express et Le Monde, avant d’officier tous les matins sur France-Inter, pour la chronique de géopolitique de 8 h. 17 qui lui vaut, paraît-il, une audience dépassant le million d’auditeurs.
On l’a entendu monter au créneau, en 2005, pour convaincre les Français de voter en faveur du traité constitutionnel européen soumis à référendum et l’on peut se demander si une semblable propagande est dans la vocation d’une radio du service public. On sait qu’elle fut la réponse des Français mais aussi qu’on se passa de leur avis avec le traité de Lisbonne, à la plus grande satisfaction de Guetta. Un peu plus tard, Pierre Rimbert énonçait ce qu’il appelait « le théorème de Guetta » : « Toute réussite s’explique par l’Europe ; tout échec est imputable au manque d’Europe ; toute réussite et tout échec appellent davantage d’Europe »1.
Pourtant, à l’approche de l’offensive américaine contre l’Irak en 2003, à l’heure où tant de médias français, et en particulier Le Monde, vantaient l’avancée démocratique qu’apporterait une occupation de l’Irak, Bernard Guetta ne céda pas aux mirages. On aurait donc pu espérer qu’il ne serait pas dupe des projets d’interventions militaires en Syrie. Hélas, depuis septembre 2013, il plaida avec passion : « Il ne faut pas, autrement dit, renoncer à la force » (10 septembre). Il adoptait ainsi la position du président français, de certains intellectuels et de nombreux journalistes qui hurlèrent avec les loups, jusqu’à ce que celui qui détenait la force (le président Obama) ramène tout ce petit monde à la raison. Mais notre journaliste n’a pas digéré son échec et, parmi les quatre raisons que nous aurions eu de bombarder la Syrie, il en avançait deux bien curieuses : Si on n’intervenait pas, on encouragerait les Iraniens à fabriquer la bombe A et on laisserait les Russes reprendre la main mondialement au niveau stratégique.
A l’automne dernier, Bernard Guetta prit passionnément partie pour les insurgés d’Alep « massacrés par la Russie, l’Iran et le régime de Damas » (7 décembre 2016). Il aurait pu s’interroger sur ces « insurgés » : au mieux, un étrange mélange de combattants de toutes sortes… Mais non, pour notre journaliste l’interrogation était tout autre : quand Bachar el-Assad aura repris Alep avec ses alliés, comment reconstruira-t-il un pays de plus de 60 % de sunnites alors que « le régime est issu d’une branche du chiisme » ? Curieuse interrogation si l’on songe qu’Hafez el-Assad puis son fils Bachar ont gouverné la Syrie pendant quarante ans, de 1979 à 2011, certes d’une main de fer, mais avec le soutien d’une forte part de la population sunnite comme chrétienne – et pas seulement les 10 % d’Alaouites !
Mais le « géopoliticien » Bernard Guetta semble ne plus avoir qu’une seule grille de lecture pour les tragédies du Proche-Orient : les religions et leurs conflits. Il est vrai que, depuis longtemps, des stratèges américains pensent en termes de religions et d’ethnies, au point que pendant l’été 2006, à Tel Aviv, pendant l’opération israélienne au Liban, la secrétaire d’État Condoleeza Rice annonçait un « Nouveau Moyen-Orient », avec l’éclatement des États actuels pour donner naissance à des États confessionnels : sunnites, chiites, kurdes2. On sait que les Américains manquent d’une véritable expertise du monde arabo-musulman ; mais on sait également qu’Israël a toutes les raisons de vouloir faire éclater les États du Proche-Orient en petits États confessionnels rivaux, aisément manipulables. Bernard Guetta a-t-il été séduit par cette analyse ?
Il est en tout cas significatif qu’en août 2013, pour justifier des bombardements sur la Syrie, parmi les quatre raisons avancées, trois laissent perplexes : 1° si on n’intervient pas, on favorise les islamistes ; 2° il ne faut pas encourager les Iraniens à fabriquer la bombe A ; 3°il ne faut pas laisser aux Russes les mains libres au niveau stratégique. Bernard Guetta, comme d’autres journalistes bien de chez nous, aime transformer Poutine et les Russes en méchants. Pense-t-il que, pour le peuple qui l’écoute, il faut absolument tout lire en noir et blanc ?
Encore mieux. Dans sa chronique du 3 janvier dernier, notre expert prend de la hauteur et affirme que « l’Europe n’a rien à voir dans cette bataille » [celle du Proche-Orient]. Et de conclure : « L’Europe est une victime collatérale de la guerre des deux islams ». Nous ne serions donc que des victimes ? Il faut que l’auditeur ait la mémoire vraiment courte pour gober cette absolution de tous les péchés de l’Europe : oublier le partage du Proche-Orient à l’issue de la Première guerre mondiale, oubliée la déclaration Balfour qui permit l’afflux d’immigrants juifs en Palestine, oubliés l’alliance des États-Unis avec l’Arabie saoudite et les coups d’État fomentés par la CIA en fonction des besoins pétroliers ; vous devez tout oublier pour qu’il ne reste que des sunnites et des chiites, et, pour le coup, ce n’est pas de notre faute !
1Pierre Rimbert, « Le théorème de Guetta », Le Monde diplomatique, novembre 208.
2 La référence qui fait autorité était la carte du lieutenant-colonel Ralph Peters, présentée dans la revue militaire renommée Armed Forces Journal de juin 2006, donc un mois avant l’agression israélienne du Liban.