Le 24 août 1943, près de Londres, Simone Weil décédait à l’âge de 34 ans. Philosophe, anarcho-syndicaliste qui fit l’expérience du travail à la chaîne, engagée dans la colonne Durrutti pour la défense de la République espagnole, puis à Londres dans la France Libre, elle publia quelques articles de son vivant et laissa une multitude d’écrits qui furent publiés progressivement après la guerre. Elle y aborde tous les sujets : de la philosophie grecque à la condition ouvrière, des réflexions sur la menace nazie et la guerre, du colonialisme à la mythologie et à sa réflexion et à son expérience chrétienne. L’oeuvre de Simone Weil est énorme et je ne voudrais aborder, que sa dimension chrétienne parce que, depuis l’âge de 18 ans, elle me fascine. Qu’il soit bien entendu que je n’ai pas la prétention de présenter un tableau complet de cette pensée immense qui me dépasse ni de rendre compte des pensées souvent fulgurantes de cette femme hors du commun, mais seulement de quelques points qui m’ont frappée.
Simone est née dans un milieu agnostique complet et, dans son autobiographe spirituelle qu’elle adressa en mai 1942 à un dominicain, le P. Perrin, elle précisait qu’elle n’avait jamais cherché Dieu, tout simplement parce que, ici-bas, le problème de Dieu est un problème qui ne peut être résolu par l’homme. Quel contraste avec toute une philosophie chrétienne – et d’abord thomiste – qui affirme que l’existence de Dieu est atteignable par la raison. Au contraire, Simone Weil écrit que Dieu « a abdiqué en nous donnant l’existence » et qu’il ne peut être présent dans la création « que sous la forme de l’absence. » Mais elle cherchait la vérité et ajoutait qu’elle avait toujours eu conscience d’avoir une conception chrétienne de la vie et du monde. Elle s’attacha en particulier à la notion chrétienne de charité à laquelle elle donnait le nom de justice. Mais : « Celui qui donne du pain à un malheureux affamé pour l’amour de Dieu ne sera pas remercié par le Christ. Il a déjà reçu son salaire dans cette seule pensée. Le Christ remercie ceux qui ne savaient pas à qui ils donnaient à manger. » (Formes de l’amour implicite de Dieu, 1942)
L’attention est une notion fondamentale dans la pensée et la vie – les deux sont inséparables – de Simone Weil. A tel point qu’elle écrivit un texte sur la formation de la faculté d’attention comme but véritable des études scolaires. Elle y définit même en quoi consiste l’effort d’attention : « suspendre sa pensée, la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet, à maintenir en soi-même à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu’on est forcé d’utiliser. (..) Ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer. » Tout effort d’attention, appliqué à la solution de tout problème scolaire, rend plus apte à saisir ne serait-ce qu’un petit fragment de vérité particulière (Simone – dont le frère André fut un génie des mathématiques – s’exerça aussi beaucoup dans cette discipline). Mais il y a des degrés dans l’attention. Le désir d’atteindre la vérité l’amène à un effort permanent d’attention et à la certitude que, « quand on désire un morceau de pain on ne reçoit pas des pierres. » Elle comprit plus tard que quand l’attention est absolument pure, elle est tournée vers Dieu et constitue « la substance de la prière ». On comprend que, plus tard, dans ces Cahiers, la notion d’attention ne cesse de revenir.
Une expérience chrétienne hors norme
C’est en 1938 que Simone Weil eut ses premières expériences chrétiennes. D’abord, au Portugal, assistant à une procession de femmes de pêcheurs, chantant des cantique d’une tristesse déchirante, elle eut la certitude que le christianisme est la religion des esclaves, et elle parmi d’autres. Puis dans une petite chapelle romane à Assise et enfin à Pâques, à l’abbaye de Solesmes, où un jeune Anglais lui fit découvrir les poètes anglais métaphysiques du XVIIe siècle et en particulier un poème intitulé Love qu’elle apprit par coeur et récitait, malgré des crises violentes de maux de tête, comme un beau poème mais en y appliquant toute son attention. Au cours d’une de ces récitations, elle eut sa première expérience mystique : « un contact réel, de personne à personne, ici-bas, entre un être et Dieu. » Elle précise : « Je n’avais pas prévu la possibilité de cela (…). Je n’avais jamais prié. » Elle avait d’ailleurs craint le pouvoir de suggestion de la prière ; celui-là même que Pascal recommande.
Ces expériences mystiques se répétèrent avec, cette fois, la récitation en grec du Pater. Simone Weil concentra dès lors sa pensée sur le christianisme et se posa la question du baptême. Cependant, ce dernier posait la question de l’Église et, avec elle, d’immense difficultés.
L’Église catholique et le totalitarisme
Simone Weil n’envisageait d’être baptisée que dans l’Église catholique. Mais ses objections contre l’Église sont multiples. Elle la qualifiait de totalitaire en raison d’abord de l’usage qui fut fait par elle de deux petits mot : anathema sit. Deux petits mots qui, selon elle, étaient à l’origine des partis qui ont fondé, au XXe siècle, les régime totalitaires.
Pour elle, Jésus a ordonné de porter une nouvelle et non une théologie. A plusieurs reprises, elle évoqua un « malaise de l’intelligence dans le christianisme ». L’intelligence exige une liberté totale impliquant de nier toute domination et de s’opposer aux dogmes. De ces dogmes catholiques, Simone Weil n’acceptait que la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption et les sacrements. Elle admettait pourtant que l’Église fût nécessaire comme conservatrice des dogmes et distributrice des sacrements mais avoua en même temps au P. Perrin sa peur de la chose sociale qu’est aussi l’Église ; à ce niveau, cette dernière appartenait au Prince de ce monde.
Dans une très longue lettre à un autre dominicain, le P Couturier, Simone Weil multipliait les objections. Allons à l’essentiel. Sa première objection, la plus fondamentale, est son rejet des racines juives du christianisme ; l’histoire des Hébreux est, dit-elle, remplie de cruautés liées au culte de Iahveh et « leur religion est inséparable de cette idolâtrie à cause de la notion de peuple élu. » A l’opposé de la conception de l’histoire développée par le christianisme, Simone Weil fait l’hypothèse qu’il y eut des incarnations antérieures à Jésus comme Osiris, Dionyos, Krishna, le Bouddha. Elle reproche au christianisme non seulement sa volonté missionnaire en Afrique, Asie et Océanie mais aussi d’avoir ainsi déraciné l’Europe en la coupant de tous les éléments de la civilisation antique. En effet, Israël et Rome ont mis leur marque sur le christianisme : Israël en faisant entrer l’Ancien Testament comme texte sacré et Rome en faisant du christianisme la religion officielle de l’Empire.
Si l’Église a évolué depuis le Moyen Age, si la parole « Hors de l’Église, point de salut » n’est plus prise au sens littéral, il faut admettre « la possibilité de révélations individuelles ou collectives hors du christianisme. En ce cas, (…) il faut penser à nouveau la notion de foi. »
Elle en concluait : « Il est écrit que l’arbre est jugé à ses fruits. L’Église a porté trop de fruits mauvais pour qu’il n’y ait pas eu une erreur au départ. » Simone Weil estima donc ne pas devoir se faire baptiser mais rester là où elle était depuis sa naissance, « à l’intersection du christianisme et de tout ce qui n’est pas lui. »
La foi chrétienne de Simone Weil
La résurrection du Christ qui est habituellement au coeur de la foi chrétienne est singulièrement marginalisée par Simone Weil. Elle y voit comme le pardon du Christ à ceux qui l’ont tué. Et elle ajoute : « Si l’Évangile omettait toute mention de la résurrection du Christ, la foi me serait plus facile. La Croix seule me suffit. La preuve pour moi, la chose vraiment miraculeuse, c’est la parfaite beauté des récits de la Passion. » La croix et la souffrance tiennent d’ailleurs une grande place dans la pensée de Simone Weil. Et cela est sans doute, pour nous, le plus déroutant. Victime de violents maux de tête, elle a fait une expérience particulièrement éprouvante de la souffrance ainsi que dans le travail en usine auquel elle s’est soumis alors qu’elle n’y était pas du tout apte. Sa découverte du Christ se fit en lien avec ses expériences douloureuses. Elle écrit : « Dieu a souffert. Donc la souffrance est une chose divine. En elle-même. »
Sa vision de l’au-delà est aussi peu orthodoxe : « Il n’y a pas de différence à notre égard entre l’anéantissement et la vie éternelle, sinon la lumière. Un anéantissement qui est lumière, c’est la vie éternelle. » Et de préciser que lorsque la joie éternelle et parfaite de Dieu entre dans l’âme finie, elle « la fait éclater, crever comme une bulle. » Il n’y a donc pas de vie personnelle, à proprement dit, après la mort, dans une éternité perçue comme une durée. Quant aux âmes attachées à elles-mêmes et à ce monde, elles « disparaissent soit en le sentant avec une affreuse douleur, soit dans l’inconscience. Une telle disparition est un mal infini, mal qui est représenté par l’enfer. » Une vision plus admissible pour la pensée moderne que les notions traditionnelles de paradis, enfer et purgatoire. Il est vrai que l’Église ne parle plus guère de purgatoire aujourd’hui…
Une adhésion sans faille au sacrement de l’Eucharistie
C’est durant l’hiver 1941-1942 qu’elle découvre et adhère à l’Eucharistie. Elle écrit au P. Perrin, en mai 1942, que le Christ ne peut être présent dans l’hostie que par une convention réelle qui est « un miracle de la miséricorde divine », une présence vraiment secrète. Le terme de « convention » est essentiel puisqu’elle écrit par ailleurs, quelques mois plus tard qu’énoncer comme des faits la proposition « le pain et le vin consacrés sont la chair et le sang du Christ » n’a rigoureusement aucun sens.
Finalement, Simone Weil exprima plus complètement sa pensée dans un texte intitulé « Théorie des sacrements » qu’elle adressa à Londres, quelques jours avant sa mort, à Maurice Schumann le porte-parole de la France libre. Elle était en effet arrivée à Londres en décembre 1942. Dans ce texte, elle réaffirma la nécessité d’une attente immobile. Simone Weil énonçait alors : « Là où il est certain qu’une chose indispensable au salut est impossible, il est certain qu’il existe réellement une possibilité surnaturelle. » Mais deux conditions sont nécessaires. D’abord, que le désir du bien soit dirigé vers le bien pur, parfait, absolu. Ce désir doit passer à travers la chair, à titre de convention ; une convention qui ne peut être ratifiée que par Dieu et qui implique même peut-être l’Incarnation. La seconde condition est que la croyance en une certaine identité entre le morceau de pain et Dieu ait pénétré l’âme, non point l’intelligence qui ne peut y avoir aucune part, mais l’imagination et la sensibilité. Alors, le contact avec le morceau de pain est un contact avec Dieu, le désir passe par l’épreuve du réel. « Dans ce domaine, désirer est l’unique condition pour recevoir, il y a entre l’âme et Dieu un contact réel. »
Ce texte étonnant est reproduit très rarement dans les éditions des Oeuvres de Simone Weil. Si l’on comprend qu’il n’intéresse guère les spécialistes de la philosophe, les catholiques pourraient y puiser des éléments permettant de dépasser le désespérant et incertain « mystère de la foi ».
De Londres, Simone Weil ne put obtenir une mission dangereuse en France où elle aurait été trop facilement reconnue. Désespérée de ne pouvoir participer directement à la résistance, elle s’imposa des restrictions alimentaires qui provoquèrent une malnutrition puis la tuberculose. Si un prêtre français lui reprocha son refus de certains positions de l’Église, incompatibles avec le baptême, son amie Simone Deitz, une juive convertie, la baptisa, sur sa demande. Simone Weil mourait quelques jours plus tard.
Merci pour cet article qui m’a éclairé sur certains points….
Je l’ai d’ailleurs imprimé