Alors que commençait, il y a cinquante ans, le concile Vatican II, je voudrais attirer l’attention sur un phénomène en plein développement ces dernières années : la réhabilitation de la « minorité conciliaire », pas seulement par les disciples de Mgr Lefebvre mais par des « tradis » bien insérés dans l’Église romaine, jusqu’à occuper parfois de hautes fonctions.
Tous ceux qui se sont intéressés au Concile savent qu’environ 200 Pères conciliaires (sur un total de 2.500) se sont presque constamment opposés aux textes élaborés puis présentés et votés au Concile. Trois textes furent particulièrement visés et le sont encore aujourd’hui : la déclaration sur l’oecuménisme (Unitatis Redintegratio), celle sur les religions non-chrétiennes (Nostra Aetatae), mais plus encore celle sur la liberté religieuse (Dignitatis Humanae) au nom des « droits de Dieu » et de la vérité.
Au concile, un groupe qui s’était intitulé le « Coetus internationalis Patrum » avait pris la tête de cette minorité conciliaire. Quelques évêques l’animaient : Mgr Geraldo de Proença Sigaud, évêque de Diamantina (Brésil), Mgr de Castro Mayer, évêque de Campos (Brésil), Mgr Carli, évêque de Segni (Italie) et Mgr Marcel Lefebvre, supérieur Général de la congrégation du Saint-Esprit. Il reçut aussi souvent le soutien de prélats très conservateurs comme les cardinaux Ruffini et Siri.
De l’histoire ancienne, dira-t-on ? La « minorité » fut vaincue, même si elle parvint à introduire quelques passages dans les textes conciliaires. Aujourd’hui, pourtant, en dehors de la Fraternité Saint Pie X qui polarise toujours l’attention des médias, la « minorité conciliaire » inspire certains théologiens ecclésiastiques et laïques, en règle avec Rome, qui proposent une nouvelle interprétation de Vatican II. Mais rappelons d’abord les deux interprétations qui sont devenues officielles avec Benoît XVI.
Herméneutique de la discontinuité et herméneutique de la continuité
Dès 1985, dans ses entretiens sur la foi avec le journaliste Vittorio Messori, le cardinal Ratzinger affirmait que « Vatican II est une réalité qu’il faut accepter pleinement, à condition cependant qu’il ne soit pas considéré comme un point de départ dont on s’éloigne en courant mais bien plutôt comme une base sur laquelle il faut construire solidement » (Entretien sur la foi, Fayard, p. 30-31).
Plus encore, lors de son discours du 22 décembre 2005 pour le quarantième anniversaire de la conclusion de Vatican II, Joseph Ratzinger devenu Benoît XVI précisait comment il fallait accueillir le concile. Deux herméneutiques contraires étaient en présence. L’ « herméneutique de la discontinuité » avait eu des effets négatifs : elle risquait de provoquer une rupture entre Église pré-conciliaire et Église post-conciliaire. Selon cette interprétation, « les textes du Concile comme tels ne seraient pas encore le véritable esprit du Concile » parce qu’ils seraient le résultat de compromis acceptés pour atteindre l’unanimité ; on avait ainsi « reconfirmer de vieilles choses désormais inutiles. Ce n’est cependant pas dans ces compromis que se révèlerait le véritable esprit du Concile, mais en revanche dans les élans vers la nouveauté qui apparaissent derrière les textes. (…) Précisément parce que les textes ne reflèteraient que de manière imparfaite le véritable esprit du Concile et sa nouveauté, il serait nécessaire d’aller courageusement au-delà des textes. (…) En un mot : il faudrait non pas suivre les textes du Concile mais son esprit. » Benoît XVI reproche à cette interprétation d’ouvrir la voie à n’importe quelle fantaisie et il vise implicitement l’école de Bologne qui a réalisé la grande Histoire du Concile Vatican II, en cinq volumes ; cette école voit dans le Concile « un événement » et « un tournant historique ».
A cette herméneutique de la discontinuité ou de la rupture, Benoît XVI oppose « l’herméneutique de la réforme » du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Église et s’appuie sur les paroles de Jean XXIII, à l’ouverture du Concile, le 11 octobre 1962 ; le pape Jean proposait la synthèse entre fidélité et dynamisme : « Il faut que cette doctrine certaine et immuable, qui doit être respectée fidèlement soit approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque. » Benoît XVI en conclut que le grand héritage du Concile est constitué par ses textes : à l’esprit du Concile, Benoît XVI oppose ainsi la lettre des textes conciliaires qui sont à interpréter dans la volonté de réforme de l’Église.
Or, voici que surgit une troisième interprétation de Vatican II, celle que l’abbé Claude Barthe qualifie d’ « herméneutique de tradition » en se référant sans complexe aux leaders de la minorité conciliaire : les cardinaux Ottaviani et Siri, Mgr Lefebvre et Mgr Carli ! On trouvera ces idées exposées dans la revue française trimestrielle Catholica1 qui a consacré son numéro d’hiver 2011-2012 à « L’ouverture d’un cinquantenaire » et dans le petit livre que Claude Barthe – qui écrit d’ailleurs dans Catholica – a publié en novembre 2011 et qui s’intitule Pour une herméneutique de tradition2. Selon l’auteur, « de publication en publication traitant de l’histoire du Concile », on se rend compte que cette minorité « contribua à rendre le Concile viable, au moins jusqu’à aujourd’hui, en le modérant. » (p. 34)
Quand on fouille un peu sur internet, on découvre, outre la revue Catholica, des sites et des blogs, comme Disputationes Theologicae, Osservatore Vaticano et Riposte catholique qui soutiennent les mêmes théories. Ils reprochent à Jean-Paul II, en matière de liberté religieuse, son constant rapprochement avec les conceptions proposées par les instances internationales3. Pourtant, le pape polonais est salué pour son encyclique Redemptoris missio (1990) qui rappelle le devoir de mission, opposé, selon l’auteur, à la déclaration Nostra Aetate4.
Quant à Benoît XVI, en accordant, le 7 juillet 2007, un motu proprio qui permet désormais à tout prêtre de célébrer la messe traditionnelle sans avoir à demander une autorisation (art. 2) et d’accueillir volontiers la demande « d’un groupe stable de fidèles attachés à la liturgie antérieure » (art. 5), il n’a pas conquis le coeur et l’esprit de cette nouvelle minorité conciliaire. Car elle veut plus et s’est déclarée déçue que le pape poursuive les rencontres d’Assise et que, plus encore, il ne dénonce que les excès de l’après-concile au lieu de s’attaquer aux « erreurs » du Concile lui-même ! Tout au plus admettent-ils de Benoît XVI engage l’Église dans la bonne direction.
J’exposerai leurs thèses jeudi prochain.
1Juste sous son titre, Catholica annonce fièrement qu’elle est une « revue de réflexion politique et religieuse soutenue par le Centre National du Livre (Ministère de la Culture) ».