14-18 (3) : La sauvagerie allemande
Après avoir repoussé les Allemands à la bataille de la Marne, chaque armée tente de contourner l’autre par l’Ouest : c’est la « course à la mer » et dès octobre-novembre, le front se stabilise de la mer du Nord à Belfort. Le Nord-Est de la France, avec Lille, Maubeuge, Saint-Quentin, Laon, reste occupé par les troupes allemandes mais Reims et Nancy, sans oublier la place forte de Verdun, sont sous le contrôle des Français. Incapables de percer le front adverse, chacun s’enterre pour se protéger. « Les nôtres » tiennent et les actes d’héroïsme, y compris de prêtres-soldats, se multiplient. Cependant, Joseph Bricout, directeur de la Revue du clergé français prévient, dès le mois d’octobre : « Nous savons tous que la guerre sera longue et très dure. »
« Les barbares »
C’est ainsi que, de plus en plus souvent, au début de la guerre, La Croix nomme les Allemands dont elle expose régulièrement les exactions. Il est vrai qu’en Belgique, ces derniers, étonnés et exaspérés par la résistance belge, multiplient les exécutions de civils et incendient Louvain et sa grande bibliothèque1. En France, les barbares fusillent des prêtres et,selon La Croix, pillent systématiquement dans les départements qu’ils occupent ; des trains entiers emmèneraient le butin en Allemagne. Le quotidien catholique parle aussi des « bourreaux en casque à pointe » et de la « sauvagerie allemande » qui rappelle les grandes invasions barbares. Mais ce sont les bombardements de la cathédrale de Reims qui suscitent surtout l’émoi et le scandale : le 19 septembre, la charpente du seizième siècle a brûlé, les vitraux sont brisés et les statues calcinées2. La Croix parle d’ « attentat teuton » et de « défi à Dieu ».
Rarement, le récit est plaisant comme lorsque trois soldats, en pleine nuit, sortent de leur tranchée et gagnent une ferme proche où ils trouvent sept Allemands attablés : ils mangent ensemble puis « nos » soldats font prisonniers les Allemands qui semblent presque consentants3.
La religion triomphe
Du front, provient une multitude de témoignages de ferveur religieuse et de conversions. La Croix en fait état sous la rubrique « Apologétique tirée de la guerre ». Le 2 octobre, premier vendredi du mois, des prêtres portent la communion dans les tranchées. Des soldats ont parfois des médailles au képi ou à la boutonnière ; ils appellent les prêtres pour recevoir l’absolution avant d’aller au combat ; un prêtre constate que l’absolution double leur courage « en rendant la mort moins terrible ». Grièvement blessés, certains veulent se confesser avant de recevoir des soins. Des instituteurs (laïcs sous-entendu) se convertissent ainsi qu’un franc-maçon. A l’automne, les églises de Champagne débordent de soldats. Les prêtres sont ravis, comme s’ils découvraient au front le sens de leur ministère. Au début de décembre, la congrégation des sacrements autorise les prêtres à donner l’Eucharistie aux blessés qui ne sont pas à jeun lorsqu’ils arrivent dans les hôpitaux.
Au début d’octobre, le père Joseph Bricout, se met à espérer et écrit : « La France ne pourra pas, décemment, offrir à l’Alsace-Lorraine si religieuse, comme don de bienvenue, d’odieuses mesures de persécution. Pour régler la situation religieuse de cette province, comme pour maintenir notre influence dans le Levant et ailleurs, pour d’autres motifs encore, le gouvernement français se décidera enfin à renouer avec le Saint-Siège […]. Fût-elle officiellement « laïque », la France est considérée dans tout l’univers comme la grande nation catholique, – et c’est justice. Son triomphe, qu’elle le veuille ou non, profitera donc à l’Église, dont elle est toujours « la fille aînée »4. »
A l’arrière, les dévotions se multiplient ; les pèlerinages attirent de plus en plus. Pour le 2 novembre, le Saint-Office accorde une indulgence plénière pour une âme du Purgatoire ; les conditions sont peu rigoureuses : se confesser, communier et visiter une église.
Le clergé fait d’ailleurs preuve d’un patriotisme admirable : un prêtre s’engage à 54 ans, un autre à 65 ans, à la seule condition d’être dispensé de « sac à dos » ; un abbé s’offre pour partir à la place d’un père de cinq enfants. Un évêque, Mgr Ruch, coadjuteur de Nancy, participe d’ailleurs aux combats. Des prêtres en grand nombre s’exposent à la mort pour aller chercher des blessés. Dans les hôpitaux, une dizaine de milliers de religieuses s’activent.
A l’automne, les récits édifiants tiennent de plus en plus de place dans La Croix. Un prêtre-soldat raconte comment, sous les bombardements ennemis, ses camarades se serrent autour de lui comme s’il pouvait les protéger. Le curé de Senlis explique comment il a sauvé sa ville.
Où l’on réclame des prières officielles
L’Église s’estime donc en droit de demander à la République une prière nationale pour le succès de nos armées. Des pétitions circulent et suscitent une polémique avec le journal Le Temps5 ; puis, début octobre, le président du Conseil, René Viviani, répond : il a reçu les pétitions mais « les lois n’admettent en aucune façon l’intervention des pouvoirs publics dans les manifestations cultuelles. » La Croix rétorque en reproduisant la proclamation du président des États-Unis demandant des prières.
Lors des enterrements de soldats tués au front, les piquets militaires qui rendent les honneurs sont contraints de rester à la porte des églises. Quelques jours plus tard, une circulaire du ministre de la guerre informe le personnel des sociétés d’assistance qu’il doit observer une stricte neutralité religieuse et interdire la distribution de médailles aux blessés, au grand scandale des catholiques. A la fin de novembre, une nouvelle circulaire vient cependant corriger ces consignes, à la plus grande satisfaction des croyants.
Les rumeurs anticléricales
La participation patriotique des catholiques français n’étouffa pourtant pas les vieux réflexes de certains. Des quatre coins de la France, proviennent des rumeurs hostiles à l’Église, souvent reprises de celles de 1870. En Loire inférieure, dans des communes rurales, des personnes insinuent que la guerre a été provoquée par les prêtres et les riches. Ailleurs, c’est le pape qui est accusé d’avoir voulu la guerre. Le journal radical, la Dépêche de Toulouse, se fait une spécialité de ce genre de rumeur. Il se demande si la foi n’a pas fait oublier la Patrie et accuse un curé d’avoir, dans un sermon, souhaité « l’anéantissement » de la France. Le 8 novembre, La Croix rapporte en première page que, dans le diocèse de Saint-Brieuc, un curé a attaqué en justice un maçon qui l’accusait d’avoir porté de l’argent aux Allemands ; devant le tribunal, le maçon se rétracta et présenta ses excuses. Dans le Sud-Est, un instituteur déclare que ce n’est pas Guillaume II qui a voulu la guerre mais « les cléricaux ». Un mois plus tard, la Dépêche de Toulouse – encore elle – insinuait que les curés auraient l’intention de faire sonner les cloches à l’entrée des Allemands dans les villages français ! D’autres rumeurs, aussi ridicules, ont circulé, dès l’automne 1914, en Haute-Savoie et dans la Loire. La Croix dénonce, le 14 novembre, en première page, les blasphèmes d’un journal de syndicalistes révolutionnaires et libertaires à forte diffusion, la Bataille syndicaliste. Cependant, des préfets et des sous-préfets réagissent à ces odieuses calomnies.
La neutralité du Saint-Siège
La neutralité dont fait encore preuve Benoît XV dans sa première encyclique, datée du 1er novembre 1914, suscite bien des exaspérations en France : comment le pape pouvait-il ne pas dénoncer les méthodes barbares des Allemands ? Un catholique comme Léon Bloy laisse exploser sa colère contre ce pape d’une « étonnante médiocrité » : « Ce pape dont la figure est antipathique, je ne sais vraiment ce qu’il faut penser de lui. S’il est, comme on le dit, un politique, et rien que cela, c’est à faire peur6. »
On ne lira, bien sûr, aucune protestation de ce genre dans La Croix mais, dès le 26 septembre, le quotidien catholique avait publié, en première page, la déclaration du supérieur des Pères eudistes, le TRP Le Doré selon lequel Pie X lui aurait longuement parlé de cette guerre affreuse et aurait ajouté qu’il « espérait que la France triompherait, et même assez promptement […] grâce à son obéissance et à sa dévotion à l’Eucharistie et à cause de l’intervention de l’Immaculée conception. » Malgré son impiété officielle, la France était pardonnée et restait chère au divin Maître. S’agissait-il ainsi d’opposer Pie X à un Benoît XV indifférent à la France ?
Après avoir publié le texte intégral de l’encyclique, La Croix commente le lendemain, 24 novembre, la deuxième partie consacrée à « la guerre des âmes ». Le pape dénonçait trois aspects : « le refroidissement de la charité », « le mépris de l’autorité » et « l’antagonisme des classes.» Sur ce dernier point, Benoît XV s’exprimait en ces termes : « Ainsi, les moins fortunés qui luttent contre les riches, comme si ceux-ci détenaient une partie du bien d’autrui, ne pèchent pas seulement contre la justice et la charité, mais ils font violence à la raison elle-même, d’autant plus qu’ils pouvaient, eux aussi, par une honnête concurrence dans le travail, se ménager une condition meilleure s’ils le voulaient. »
(à suivre)
1Les exactions allemandes en Belgique sont décrites avec précision dans l’ouvrage de deux historiens, John Horne et Alan Kramer, 1914. Les atrocités allemandes. La vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, éditions Tallandier, 2012, 674 pages.
2Heureusement, 42 tapisseries, enlevées de la cathédrale avant l’invasion allemande, ont été sauvées.
3« Dans les tranchées », La Croix, 13 octobre 1914 ; récit provenant de Reims et publié d’abord par le Temps.
4J. Bricout, « Que pouvons-nous espérer ? », Revue du clergé français, 9 octobre 1914.
5Quotidien parisien, perçu comme sérieux, publié de 1861 à 1942.
6Cité par Francis Latour, La papauté et les problèmes de la paix pendant la Première guerre mondiale, L’Harmattan, 1996, p. 39.