La doctrine catholique peut-elle changer ? (suite)

Après l’examen du Credo qui se prête aisément à une comparaison entre les deux catéchismes, ceux de 1906 et de 1992, il est moins aisé de poursuivre ce travail dans les trois parties qui, d’ailleurs, ne sont pas ordonnées de manière identique. En 1992, les sacrements constituent la deuxième partie du catéchisme alors qu’en 1906, ils ne venaient qu’en quatrième partie après la prière et les commandements de Dieu. Cette fois, je n’examinerai que certains points sensibles.

La grâce et le péché

Les définitions de la grâce ne sont guère différentes mais le catéchisme de 1906 cède à la manie de la subdivision. Ainsi, il distingue des catégories : « grâce sanctifiante », elle-même divisée en « grâce première » (« l’âme passe de l’état de péché morte à l’état de justice ») et « grâce seconde » (qui « est un accroissement de la grâce première »), « grâce actuelle » (qui est « un don surnaturelle qui illumine notre esprit, meut et fortifie notre volonté, pour que nous fassions le bien et évitions le mal »). Mais on n’oubliera pas non plus la « grâce sacramentelle [qui] consiste dans le droit qu’on acquiert en recevant un sacrement quelconque, d’avoir, en temps opportun, les grâces actuelles nécessaires pour remplir les obligations qui dérivent du sacrement reçu ».

Le péché est défini en 1992 comme « toute offense à Dieu, rupture de la communion avec Lui. Il porte en même temps atteinte à la communion avec l’Église » (n°1440 et 1850) ; et de rappeler que la distinction entre péché mortel et péché véniel s’est imposée dans la tradition de l’Église, faute, apparemment, de pouvoir se référer à des textes du magistère ! Il n’empêche que le pénitent a l’obligation d’« énumérer tous les péchés mortels » dont il a conscience. Il précise les trois conditions pour qu’un péché soit mortel : 1° s’il a pour objet une matière grave, comme les dix commandements (tout en précisant que « la violence exercée contre les parents est de soi plus grave qu’envers un étranger ») ; 2° s’il est commis en pleine conscience et entier consentement ; 3° s’il est de propos délibéré. Il incite à une confession régulière des péchés véniels pour obtenir « le don de la miséricorde du Père ».

En 1906, le sens du péché semble si bien établi qu’il n’est pas nécessaire de le définir mais, au sein des réponses concernant le sacrement de pénitence, à trois reprises, l’expression « offense » à Dieu le caractérise, entraînant « des châtiments mérités en cette vie ou en l’autre ». Quant à celui qui garde « même un seul péché mortel, il reste l’ennemi de Dieu » et perd son « titre d’enfant de Dieu et le droit au céleste héritage ». Les deux catéchismes évoquent la « contrition imparfaite » qui naît de la crainte de la damnation éternelle. Mais en 1906, une question porte sur « les péchés dont on dit qu’ils crient vengeance devant la face de Dieu ? » et en énumère quatre : l’homicide, « le péché impur contre l’ordre de la nature », l’oppression des pauvres et le refus du salaire aux ouvriers.

Enfin, le catéchisme de 1906 approuve le confesseur qui diffère ou refuse l’absolution – « pour ne pas le profaner » – dans six cas : 1° le pénitent qui néglige de s’instruire des principaux points de la doctrine ; 2° ceux qui ne donnent pas des signes de douleur et de repentir ; 3° ceux qui ne veulent pas restituer le bien d’autrui qu’ils ont pris ; 4° ceux qui ne pardonnent pas du fond du coeur à leurs ennemis ; 5° « ceux qui ne veulent pas employer les moyens nécessaires pour se corriger de leurs mauvaises habitudes » ; 6° « ceux qui ne veulent pas fuir les occasions prochaines de péché ». En 1992, la désaffection à l’égard du sacrement de la pénitence ne permet sans doute plus une telle rigueur.

Viennent ensuite, dans les deux catéchismes, les indulgences. En 1992, Jean-Paul II se réfère à quatre reprises au texte le plus récent du magistère à ce sujet : la constitution apostolique Indulgentiarum doctrina (1er janvier 1967) de Paul VI. Et d’expliquer que le pardon du péché entraîne la remise des peines éternelles, mais ne dispense pas de « la peine temporelle due pour le péché » ; la « purification » pouvant se faire « soit ici-bas, soit après la mort, dans l’état qu’on appelle Purgatoire » (n° 1472). Or, l’Église, « en vertu de son pouvoir de lier et de délier qui lui a été accordé par le Christ Jésus » peut remettre des peines temporelles (n° 1478) ; ce sont les indulgences qui peuvent s’appliquer aux vivants ou aux défunts et qui peuvent être plénières ou partielles. Le catéchisme de 1906 disait exactement la même chose. Le catéchisme de 1992 croit seulement nécessaire d’expliquer qu’il ne faut pas voir dans ces deux peines « une espèce de vengeance infligée par Dieu de l’extérieur, mais bien comme découlant de la nature même du péché ». Ainsi, l’Église catholique, engagée dans le dialogue avec les protestants, ne fait aucune concession aux « frères dans le Seigneur ». Le catéchisme se réfère seulement, dans son commentaire du Credo, à deux textes conciliaires, la Constitution sur l’Église et le décret sur l’oecuménisme, pour reconnaître que « beaucoup d’éléments de sanctification et de vérité » existent en dehors des limites visibles de l’Église catholique. Jean-Paul II ne s’avance pas d’un pouce au-delà de ce que Vatican II avait proclamé.

Je ne commenterai pas un à un les commandements. Dégageons seulement les avancées entre les deux catéchismes.

Premier commandement (Tu aimeras le Seigneur ton Dieu) et la liberté religieuse. Le catéchisme de Jean-Paul II cite la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse (décembre 1965) pour affirme que « nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ». Pourtant, le catéchisme formule des réserves : « des circonstances particulières » peuvent aboutir à une reconnaissance civile pour une société religieuse donnée, selon les termes de la Déclaration conciliaire. Mais, en se référant à Léon XIII et Pie XII, il est rappelé que le droit à la liberté religieuse n’est ni une permission d’adhérer à l’erreur ni un « droit supposé à l’erreur ». Ce n’est pas tout : s’appuyant sur un bref de Pie VI en 1791 et un passage de l’horrible encyclique Quanta cura (décembre 1864), le catéchisme affirme que le droit à la liberté religieuse ne peut être « illimité » ! On cherchera en vain, dans la déclaration conciliaire, une référence à ces deux papes, Pie VI et Pie IX, ennemis de la liberté. Mais, pour Jean-Paul II, il ne peut être question, ne serait-ce que par le silence, de renier un de ses prédécesseurs.

Quatrième commandement (Honore ton père et ta mère), « un des fondements de la doctrine sociale de l’Église ». Partant de la famille, les deux catéchismes en arrivent à la société civile voulue par Dieu et à l’obéissance aux lois dès lors qu’elles ne s’opposent pas à la loi de Dieu. Cependant, le commentaire de 1992 va plus loin et renvoie, d’entrée de jeu, à la doctrine sociale de l’Église, sans précision d’ailleurs. C’est là une véritable nouveauté introduite dans l’acte le plus solennel du pontificat de Jean-Paul II.

Cinquième commandement (Tu ne tueras point) et la peine de mort. Comme en 1906, le catéchisme de 1992 reconnaît la légitime défense et reprend la condamnation du suicide ; la condamnation de l’avortement et l’euthanasie sont inclus en se fondant sur l’Instruction Donum vitae (1987). La peine de mort est admise parce que « l’enseignement traditionnel de l’Église a reconnu » ce droit à l’autorité publique légitime « pour des cas d’une extrême gravité ». Or, en janvier 1999, en arrivant à Saint-Louis, aux États-Unis, le pape polonais demandait l’abolition de la peine de mort ! Il est vrai que, dans la version dite définitive (?) de 1997, le catéchisme écrit cette fois : « Aujourd’hui, en effet, étant données les possibilités dont l’État dispose pour réprimer efficacement le crime en rendant incapable de nuire celui qui l’a commis, sans lui enlever définitivement la possibilité de se repentir, les cas d’absolue nécessité de supprimer le coupable « sont désormais assez rares, sinon même pratiquement inexistants » (Evangelium vitae, n°56) ». Ainsi, l’encyclique Evangelium vitae (mars 1995) de Jean-Paul II sert de référence au même pape pour, en moins de dix ans, modifier un document censé exprimer la doctrine immuable de l’Église !

Sixième commandement (Tu ne commettras pas d’adultère) ou l’obsession d’un pape. En 1906, les sixième commandement et neuvième commandements sont commentés ensemble et le sixième est traduit par « Tu ne commettras pas d’impureté ». Certes, l’impureté est « un péché très grave et abominable devant Dieu et devant les hommes ; il avilit l’homme à la condition des animaux sans raison, l’entraîne à beaucoup d’autres péchés et de vices, et provoque les plus terribles châtiments en cette vie et dans l’autre ». Dramatisation, certes, mais une page seulement, sans précisions sur ces terribles péchés. Il est seulement recommander de prier Dieu et la Vierge Marie, Mère de la pureté, ainsi que de « fuir l’oisiveté, les mauvaises compagnies, l’intempérance, d’éviter les images indécentes, les spectacles licencieux, les conversations dangereuses et toutes les autres occasions de péché ».

En revanche, le catéchisme de Jean-Paul II consacre une douzaine de pages à mettre, si j’ose dire, les points sur les i, et à énoncer toutes offenses à la chasteté. Tout y passage : masturbation, « acte intrinsèquement et gravement désordonné », fornication, pornographie, prostitution, viol, homosexualité, contraception, adultère, polygamie, divorce, inceste, union libre. Si de nombreux textes bibliques, et de la Constitution conciliaire Gaudium et spes viennent légitimer les interdits, ils est frappant de constater que nombre de références sont récentes : une contre la contraception provient de l’encyclique de Pie XI sur le mariage (1930), une autre de Pie XII et les autres des pontificats de Paul VI et Jean-Paul II. Je relève cinq références à Humanae vitae, trois à Persona Humana (1976). Mais quinze autres références proviennent de documents du pontificat de Jean-Paul II, dont huit à l’exhortation apostolique Familiaris consortio (1981) et cinq à l’Instruction Donum vitae (1987). Encore une fois, le pape s’appuie sur ses propres documents pour préciser la doctrine de l’Église.

On remarquera que, dans cette énumération des « offenses à la chasteté », ne figure nullement la pédophilie. Il faut dire que, jusqu’aux années soixante au moins, l’Église n’a guère distingué l’homosexualité de la pédophilie. Et, dès lors que l’on juge les actes homosexuels comme des « actes intrinsèquement désordonnés » et « contraires à la loi naturelle », que dire de plus pour les actes de pédophilie ? Pourtant, les auteurs d’un catéchisme, préparé entre la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix du XXe siècle connaissaient parfaitement l’ampleur du scandale provoqué par les prêtres pédophiles. Le silence du catéchisme en dit long.

Septième commandement (Tu ne voleras pas) ou la justice sociale. Le commentaire en 1906 est des plus élémentaires : il « ordonne de respecter le bien d’autrui, de donner le juste salaire aux ouvriers, et d’observer la justice en tout ce qui concerne la propriété d’autrui ». Le catéchisme admet seulement qu’il n’y aurait pas péché « si quelqu’un était dans l’extrême nécessité, pourvu qu’il prît ce qui est strictement nécessaire pour subvenir à son besoin urgent et extrême ». En 1992, le catéchisme insiste deux principes : « la donation originelle de la terre à l’ensemble de l’humanité » et le droit à la propriété privée, avant de développer, cette fois longuement, la doctrine sociale de l’Église (n°2419-2425) en s’appuyant essentiellement sur deux encycliques de Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis (1987) et Centissimus annus (1991). On comprend aisément qu’en 1906, soit quinze ans seulement après la publication de Rerum novarum, la grande encyclique de Léon XIII, la dimension sociale de l’enseignement catholique n’était guère assimilée. Le catéchisme de 1992 introduit des concepts nouveaux comme la justice et la solidarité entre les nations ainsi que « un respect religieux de l’intégrité de la création » qui inclut les animaux, « créatures de Dieu » (n°2416).

Le catéchisme de 1992 a fait l’objet d’une élaboration sur sept ans. Primitivement destiné aux évêques, il a connu un immense succès et nous permet de connaître les textes par lesquels l’Église légitime aujourd’hui ses dogmes, ses exigences et ses interdits. Or, indépendamment de la masse des références bibliques – dont l’interprétation pourrait, pour certaines d’ailleurs, être contestée –, on est frappé par le nombre élevé des références récentes : très peu de références aux conciles avant Vatican II sauf au concile de Trente ; de même, fort peu de références aux documents pontificaux avant Pie XII et Paul VI mais surtout Jean-Paul II. Si certains commentaires du catéchisme s’expliquent par des possibilités scientifiques nouvelles qui s’ouvrent aux hommes, comme la procréation médicalement assistée ou par la dégradation de la création, d’autres présentent des affirmations nouvelles et même des dogmes comme ceux qui concernent la Vierge Marie : l’Immaculée conception (1851) et l’Assomption (1950).

Le catéchisme de Jean-Paul II démontre que l’Église procède par addition de textes, jamais par soustraction. Elle prétend qu’il ne s’agit pas de nouveautés mais que l’histoire permet d’approfondir une doctrine déjà contenue dans la Bible. C’est ainsi que le catéchisme écrit au sujet du dogme de l’Immaculée conception, qu’« au long des siècles l’Église a pris conscience que Marie […] avait été rachetée dès sa conception » (n°491) ; pour l’Assomption, le catéchisme s’appuie sur un texte de la liturgie byzantine. Jean-Paul II introduit l’écologie avec une référence à l’encyclique Centissimus annus, frayant ainsi le passage aux encycliques du pape François. Il introduit aussi la doctrine sociale de l’Église dans le catéchisme en la légitimant, en dehors de références à la Bible et à Gaudium et spes, par 29 passages provenant de ses trois grandes encycliques sociales, mais sans référence à Rerum novarum !

Comment expliquer la perception de « l’Ancienne Alliance » et de l’Israël biblique dans ce même catéchisme sinon par un changement radical d’orientation voulu par Jean-Paul II ? Rappelons que jusqu’au début des années soixante dominait la théologie de la substitution (la « Nouvelle Alliance » se substituant à l’ancienne avec le peuple juif), qu’aucun texte de Père de l’Église ne pouvait appuyer cette nouvelle théologie en faveur de « l’Ancienne Alliance ». Quant à la Déclaration conciliaire sur les religions non-chrétiennes, Nostra Aetate (1965), elle corrigeaitcertes enfin, la judéophobie catholique et rappelait le lien avec le peuple juif mais ne dessinait nullement les développements théologiques ultérieurs.

En revanche, Jean-Paul II ne poursuit pas l’ouverture de Vatican II qui avait introduit la notion de « Peuple de Dieu ». On le retrouve, certes, dans le catéchisme mais enfermé dans le discours sur la composition hiérarchique de l’Église. L’élan conciliaire est ici brisé. Ainsi, le pape polonais puise dans les textes conciliaires, fait le tri qui lui convient.

Non, le catéchisme de 1992 ne supprime rien de la vieille doctrine. Oui, il y ajoute du nouveau et, comme le jésuite Paul Valadier l’avait remarqué à l’époque, toutes les affirmations sont mises sur le même plan sans hiérarchiser les vérités comme l’avait fait Vatican II.


Le christianisme vu par Michel Onfray : une imposture

Avec un ouvrage de 650 pages, Michel Onfray vient d’inaugurer l’année 2017. Décadence1 prétend tout simplement parcourir l’histoire du judéo-christianisme « de Jésus à Ben Laden », comme la bande publicitaire l’annonce. Auparavant, il importe de préciser ce que Michel Onfray entend démontrer : que notre civilisation est proche de la mort puisque la religion qui la légitime est à l’agonie tandis que l’islam est en pleine vigueur et conquérant.

Jésus n’a pas d’existence historique

Telle est la première affirmation péremptoire de ce livre ! « Il n’y a aucune trace parce qu’il n’y eut aucun fait », autre que d’ordre conceptuel (p. 61) et les chrétiens sont victimes d’une « hallucination collective » (p. 63). J’avais retenu de mes études en histoire ancienne que les historiens savaient au moins une chose de Jésus : qu’il avait existé. J’ai donc interrogé une amie spécialiste. Elle m’écrit : « Aucun historien de l’Antiquité ne remet en cause l’historicité de Jésus, un personnage mieux attesté que la plupart des autres personnages de la période. Il est en revanche très difficile sinon impossible de croire atteindre le Jésus réel ». En fait, les sources non-chrétiennes permettent même de dire un peu plus de Jésus, en particulier Flavius Josèphe. Onfray a évidemment le droit d’être athée ou agnostique, mais cela ne l’autorise nullement à soutenir une si grossière erreur qu’il répète d’ailleurs depuis des années. Pourtant, c’est bien lui, Onfray, qui parle dans les médias, par exemple à l’émission « On n’est pas couché » où les deux discutants ont avalé sans rechigner toutes ces affirmations du philosophe. Et puis, remarque-t-il faussement naïf, le Nouveau Testament ne décrit pas l’aspect physique de Jésus ! En revanche, le philosophe ne se contente pas des récits de l’enfance de Matthieu et Luc, il puise abondamment dans les apocryphes pour le rendre ridicule, incroyable au sens propre, ainsi que sa famille.

Comme Jésus n’a pas existé, il n’a pas de corps. Il n’a pas d’incarnation. La preuve : il n’urine et ne défèque pas dans les récits évangéliques ! Il ne boit et ne mange que symboliquement, pour annoncer le pain et le vin de la Cène. Onfray ne va pas s’embarrasser des noces de Cana… Et d’évoquer ensuite « l’anticorps de Jésus ».

Des paroles de Jésus dans les quatre évangiles, Onfray ne retient que les quelques passages violents qui ont servi ensuite à justifier toutes les horreurs commises contre les païens et les hérétiques. Il cite pourtant le Sermon sur la montagne, dans la version de Matthieu qui écrit : « Heureux les pauvres en esprit… » pour n’y voir qu’une légitimation de la misère ici-bas. Mais il ignore, bien sûr, le Magnificat.

Je n’insisterai pas sur la transmutation du concept Jésus en religion qui est, évidemment, l’oeuvre du « masochiste » Paul de Tarse. C’est lui qui inculque dans l’Église la haine du corps et de la sexualité. C’est lui qui introduit l’antisémitisme dans le christianisme ; Onfray appuie cette affirmation sur un passage de la première épître aux Thessaloniciens (II, 15), en ignorant – sans doute – que tout le courant philosémite dans l’Église d’aujourd’hui s’appuie sur un autre passage de Paul, dans l’épître aux Romains IX-XI. En revanche, Onfray n’a pas tort de citer quantité de Pères de l’Église qui, en effet, écrivirent des textes terribles contre les Juifs.

De Constantin à l’Inquisition

En plus de 200 pages, notre philosophe traverse les siècles en accumulant les faits et les dates. A quoi bon ? Pour épater le lecteur et renforcer ainsi son autorité ? A le lire, Augustin et tous les Pères de l’Église ne nous ont donné que des « pinaillages, arguties, chicanes, subtilités sophisteries, rhétorique, byzantinisme […] ; tant d’intelligence mis au service de tant de bêtises » (p. 87). Il est vrai que les siècles de la domination chrétienne pullulent en horreurs et en bassesses. La fin tragique de la philosophe et mathématicienne d’Alexandrie, Hypatie (370-415), illustre, hélas, les propos vengeurs d’Onfray : Hypatie fut lynchée et brûlée sur les ordres du patriarche Cyrille. Faut-il rappeler aussi les autodafés de livres qui firent disparaître toute une part de la philosophie antique ?

Tout y passe : les croisades, les pogroms , l’Inquisition, les hérétiques martyrisés et même les procès d’animaux auquel il consacre un chapitre de seize pages.

Il est étonnant que, dans cette fresque sur le christianisme, Onfray parle si peu toutes les oeuvres artistiques suscitées par la foi chrétienne. Il évoque, certes, en une page et demi, les créations provoquées par les récits évangéliques ; il disserte sur l’irréalité des figurations de la crucifixion. C’est court ! La musique sacrée n’est mentionnée que pour dénoncer son massacre après Vatican II.

En revanche, jai apprécié – sans doute parce que je ne suis pas philosophe – les pages qu’Onfray consacre à l’eucharistie dans la philosophie scolastique. Il nous explique que, dès le IXe siècle, deux philosophes débattent ; l’un défend la présence réelle, l’autre est en faveur de la présence symbolique. Si l’Église opte pour la transsubstantiation, c’est qu’elle s’appuie sur la philosophie scolastique qui se fonde sur la catégorie de substance d’Aristote. Après quoi, le philosophe raisonne au-delà de la raison : il imagine « le vrai corps […] qui tombe ensuite dans la fosse d’aisance où il continue sa vie au milieu des étrons ? Et si le rat dévore l’hostie entreposée à la sacristie, quid du vrai corps du Christ ? » (p. 211).

Pour Onfray, la Réforme représente un progrès. Luther et Calvin laïcisent le pouvoir en l’émancipant du Vatican et des hiérarchies ecclésiastiques mais maintiennent l’idée paulinienne que ce pouvoir vient de Dieu et que les hommes doivent s’y soumettre. Mais le protestantisme se réduit aux figures de ses deux fondateurs et l’orthodoxie n’existe pas dans ce livre !

La Révolution française

On me permettra une parenthèse sur les 29 pages que Michel Onfray consacre à ce sujet qui est une de ses obsessions. Cette fois, il s’agit de souligner les « facteurs psychologiques » de la Révolution française. Las, « l’histoire » qui en résulte est vue par le trou de la serrure. On apprend ainsi que Louis XVI est un « lecteur des philosophes, de tempérament placide » qui « répugnait à la violence ». Comment oublier pourtant que le terrible supplice de la roue n’a été supprimé que par un décret d’octobre 1791 de l’Assemblée nationale et que le bon roi s’en accommodait ? Saint-Just se fabrique un faux diplôme de droit et tente d’escroquer sa mère ; Desmoulins « fréquente les bordels, les soirées mondaines, les cafés, collectionne les filles » ; Robespierre se montre à Arras « brutal, impitoyable » ; Marat « ment, vole, soudoie ». Rien de positif sur tous ces hommes qui ont si largement contribué à la Révolution. Sachez aussi que notre philosophe a écrit un petit livre sur La révolution du poignard. Éloge de Charlotte Corday2 ; un livre bourré d’erreurs selon les historiens, mais qu’importe ?

Dans sa curieuse de bibliographie, Onfray avoue sans gêne qu’il s’est inspiré du livre d’Hippolyte Taine sur les Origines de la France contemporaine, en cinq volumes parus entre 1875 et 1893. Comme si la recherche historique n’avait pas apporté, depuis, quantité d’éclairages.

« Le fascisme comme réaction chrétienne »

Onfray ne s’embarrasse pas de distinctions : il analyse ensemble l’Italie de Mussolini, l’Espagne de Franco, la France de Pétain et l’Allemagne d’Hitler. Et certes, ces régimes présentent des traits communs ; pourtant, trop de différences les séparent pour qu’on puisse les traiter comme un bloc indistinct. Sur le plan religieux, on sait qu’en Italie, le clergé a soutenu avec enthousiasme le régime fasciste, qu’il en fut de même en France et, plus encore en Espagne. Mais on ne peut pas affirmer, comme le fait Onfray, sans une analyse historique pointue : « Hitler défend l’Église » et : « la religion chrétienne est compatible avec le national-socialisme au contraire du judaïsme » (p. 473-474). Pour se justifier, le philosophe cite plusieurs passages de Mein Kampf. Or, Hitler l’a écrit en prison après l’échec du putsch de la Brasserie et la dissolution de son parti. L’ouvrage a été publié en 1925-26, à un moment où tout était à reconstruire pour les nazis. On comprend bien que, dans une Allemagne où l’influence religieuse est si puissante, Hitler n’avait pas intérêt à attaquer le christianisme !

Notre philosophe n’en oppose pas moins le catholique Hitler au païen SS Alfred Rosenberg avec ses thèses racistes exposées dans le Mythe du XXe siècle. Si Rosenberg n’a pas trouvé, semble-t-il, un soutien enthousiaste parmi les hauts dirigeants nazis, les publications de la SS furent ouvertement antichrétiennes. L’ouvrage récent d’un spécialiste du nazisme, Johann Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi3, offre des citations qui soulignent l’hostilité au christianisme : le dieu chrétien est ennemi de la nature ; il condamne le corps et invite à la chasteté ; en Allemagne, il s’oppose aux mariages « mixtes » entre catholiques et protestants ; pire encore, il prêche la pitié pour les faibles et les malades. Il insiste sur l’évêque pro-nazi, Mgr Alois Hudal mis ne cite aucun des résistants Mgrs von Galen, Faulhaber, von Preysing, ni les pasteurs Niemöller et Dietrich Bonhoeffer qui fut pendu. Pour mieux démontrer, Onfray sélectionne.

Curieusement, Michel Onfray écrit – page 464 – que le pape n’a pas condamné le nazisme puis, sept pages plus loin, il évoque l’encyclique Mit Brennender Sorge qui, sans le nommer, dénonce le national-socialisme. On est donc amené à se demander comment Onfray rédige ses ouvrages…

Mais venons-en à l’essentiel. Oui, le Saint-Siège a bien signé en 1933 un concordat avec Hitler, dans le but, justement, de sauver les organisations d’action catholique allemandes. Oui, il y a bien eu à Rome des filières qui, au lendemain de la guerre, ont permis à quantité de dignitaires nazis de fuir l’Europe. Mais il aurait fallu aussi avoir l’honnêteté d’écrire que, Rome étant occupé par les troupes nazies, Pie XII donna l’ordre, en octobre 1943, à tous les couvents et institutions catholiques de la ville, d’héberger les Juifs menacés de déportation. Ainsi, 4 500 Juifs ont pu être sauvés et manifestèrent après guerre leur reconnaissance à Pie XII et que le grand rabbin de Rome en 1940, Israël Zolli, se convertit au catholicisme et prit pour nom de baptême Eugenio Pio.

Si la question du silence de Pie XII pendant la guerre reste discutée et discutable, on ne saurait, comme le fait Onfray, régler le problème en affirmant : « Le Vatican de Pie XII a donné sa bénédiction à ce carnage planétaire. […] Le judéo-christianisme est mort d’avoir voulu se sauver en suivant la voie fasciste » (p. 484).

Le concile Vatican II selon Onfray

Notre philosophe consacre 17 pages à l’événement conciliaire. Il tente d’expliquer le retournement de Vatican II, non sans des simplifications, mais on y est habitué sous sa plume : « Le concile désavoue Pie XII » . Il insiste avec raison sur le changement d’attitude à l’égard des Juifs, mais quand il en arrive à la liturgie, c’est la catastrophe : « cette destruction du sacré, ce massacre de la transcendance » (p. 517). Le Notre Père qui tutoie Dieu, c’est le tutoiement des sans-culottes. « L’eucharistie ainsi modifiée fait de l’homme d’église un fournisseur de prestation sacrée pendant que l’essentiel, la manducation, devient une affaire purement humaine. Les doigts de la main triviale ont un accès direct à la chair du Christ ». Le déplacement de l’autel qui fait désormais face aux fidèles suscite curieusement chez Onfray des réactions qui font penser à celles de Paul Claudel (« l’autel à l’envers »).  Il écrit : « Le prêtre est plus proche de ses ouailles, mais c’est au prix d’une mise à distance de Dieu. […] La chose est terrible : en voulant rapprocher les hommes de Dieu, Vatican II a réalisé exactement l’inverse ». Et de citer Paul VI, dans son discours du 29 juin 1972, évoquant « la fumée de Satan entrée dans le peuple de Dieu ». Étonnant athée qui ne veut pas qu’on lui change la religion ! Après avoir tant dénoncé, souvent avec raison, le christianisme triomphant, Onfray est encore plus sévère avec lui quand il tente à renouer avec les premiers chrétiens, ceux d’avant Constantin. Et lui qui est si impitoyable avec le christianisme n’a pas un mot pour dénoncer la politique féroce de l’État juif envers les Palestiniens. Notre philosophe cède ainsi à un certain conformisme.

Dans son dernier chapitre, Onfray évoque l’islam à partir du 11 septembre et de Ben Laden. « L’Occident judéo-chrétien » est menacé par un islam en pleine santé, conquérant et « porteur d’une nouvelle spiritualité européenne » (p. 580). Il y a là, certes, de quoi faire frémir le lecteur mais on est loin, avec Onfray, des si nombreux travaux de géopolitique ! Notre philosophe fonde toute son analyse sur les religions : la Chine confucéenne, le Japon shintoïste, l’Inde hindouiste, etc. Pourtant, cela ne fonctionne pas si simplement : l’Indonésie, premier pays musulman du monde, ressemble-t-elle vraiment au Moyen-Orient musulman ? Peut-on classer l’Afrique subsaharienne comme « néoanimiste » quand on sait la puissance des églises chrétiennes et de l’islam dans ce grand continent ? Décidément, Onfray caricature ! Il semble ignorer aussi le conflit si virulent entre sunnisme et chiisme.

Comment considérer ce livre comme vraiment sérieux ? Onfray disserte sur tout comme s’il savait tout, il est péremptoire et il se fait, on l’a vu, volontiers inquisiteur. Ce n’est pas pour rien qu’il oblige, en avril 2013, le directeur d’un salon du livre près de Toulouse à exclure un jeune philosophe qui s’était permis d’écrire un ouvrage intitulé Michel Onfray, une imposture intellectuelle4. Il aime contredire des thèses bien établies, éblouir le lecteur sous l’accumulation de connaissances factuelles pour mieux, ensuite, lui asséner ses vérités. Parler haut et de tout, est-ce suffisant pour avoir raison et la raison avec soi ?

Martine Sevegrand

1Michel Onfray, Décadence, Flammarion, 2017, 651 pages.

2Michel Onfray, La révolution du poignard. Éloge de Charlotte Corday, éditions Galilée, 2009, 80 pages.

3Johann Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Gallimard, 2014, 567 pages.

4 Michael Paraire, Michel Onfray, une imposture intellectuelle, éditions de l’Épervier, 200 pages. Dans ce livre, l’auteur consacre un chapitre à la Révolution française vue par Onfray et montre qu’il puise dans l’historiographie de la droite monarchiste du XIXe siècle. Les chrétiens pourront, après les pages d’Onfray sur Vatican II et ses conséquences confirmer son diagnostic : un conservateur déguisé en homme de gauche.